Comment écoute-t-on la musique qui n’est pas la sienne, et comment finit-on par l’entendre ?
La musique que l’on écoute sur le bord de la fenêtre et qui se mêle avec les sons de la rue, le bruit de l’appartement des voisins. Celle que l’on écoute, purement détaché, trop pauvre pour payer son écot à une quelconque plate-forme ou trop avisé pour tomber dans ses filets. Lointain piano que l’on dirait abonné au cantique jazzy (« Mother’s love », The Vernon Spring) dont les silences ponctuent l’attente, l’incertitude de ce qui va venir, en l’occurrence un beat nonchalant et tropical, grossissant encore le trait élégiaque de ce que l’on a déjà cru percevoir (« BPE », Anaïs, Grupp Cosmo). Un long cri pour finir et introduire un tempo cousin, revisité made in white, avec cette nervosité de la guitare rythmique qui hésite entre funk et rock’n roll. Ici irrésolu (« In my head », Rosie Lowe), pour le meilleur et pour le charme ; j’étais dans mes pensées, je n’en sortais pas. Comme le rêveur au bord de sa fenêtre. C’est bizarre de rêver sans jamais y croire
Un titre de la bien fêtée Yoa (« Sad girl », crashing every party) qui révèle sa redoutable ambiguïté : à la fois très ordinaire et en même temps très addictive. Il faut un interlude sorti de nulle part, majestueux et sans conséquence (« Bull frog », Doechi), un dernier coup de latte avant d’entrer dans le poisseux magma de la non-actualité, les musiques zombie du passé, ici The Police (« Voices inside my head »), magnifique extrait d’un album à mon humble avis controversé. Bref, l’ancienneté fait le mixage inadapté et le silence qui dure entre deux morceaux. Mortel pour la playlist donc gag, tout de suite. S’il vous plait, ne zappez pas, d’autant que le « Desire machine » de Spirit Blue qui arrive vaut vraiment le détour dans sa grâce vintage et sa tonalité un chouia vénéneuse. Une belle introduction pour annoncer le grand « Big brown eye » qui s’annonce. Ça claque des mains, ça se tend de colère et d’hétérosexualité rugueuse et jubilatoire. Totalement british, totalement réussi.
Cette fois, peut-être que le rêveur du bord de la fenêtre se remue un peu et tente de shazamer ce qu’il entend de loin. Une fille à la voix éraillée répondant au nom de Lola Young. Et comme c’est très dur, on change complètement de style, sur un mode musique de film d’espionnage, revisité à la sauce tropicale (« Run tell that », The Lewis Express, Chip Wickhazm). Le genre de chose que l’on écoutait entre blancs à la fin des années 60, mais qui vient tout juste de sortir (si vous voyez ce que je veux dire). Prenez cela comme un discret interlude. C’est l’heure qui ne dit pas son heure “Not now » qui réunit Blasé, Jwles et Valee pour un groove circulaire tenu par une nonchalance masculine très étudiée. On passe sur l’interlude qui suit, rira bien qui rira le dernier, sachant que cette sucrerie annonce l’énorme crush de cette playlist : c’est un peu remixé, mais c’est authentiquement 80’. C’est « l’amour en fuite ».
Au fond, ce que qui accroche ici, «à peine installé, je quitte le deux-pièces cuisine» ou encore «ma mère aussi mettait derrière son oreille une goutte de quelque chose qui sentait pareil » cette fois, les voisins n’ont plus de limite, aiguisés sans doute par une synchro publicitaire du moment, il improvise avec Donna Summer, « Sunset people » et sa sublime rythmique de synthé qui hante son down tempo. Qui aurait cru que l’on en arriverait là, penchée à la fenêtre ? Tierra Whack apparaît soudain avec une pointe de R’nBe reniflante pour laisser passer ce qui serait du Donna Summer essorée par le premier quart du XXIe siècle ; un titre ambitieux et empathique tout en magnifiques retenues disco-funk : « Signs » de Ms Ray. « Toda Cor » ou le grand retour d’Anaïs (avec Grupo Cosmo, Luedji Luna) qui nous ramènent un peu au début du voyage afro-brésilien, cette fois mâtiné de cordes. Puisque c’est ainsi, vous reprendrez bien un morceau du nouveau Bad Bunny (avec la voix modifiée, oui, oui, darling) ? « Tranquila Mami », accompagnée de la fascinante Chewi (« Weltita »).
Voilà, démarre alors une ligne droite, la playlist en vitesse de croisière, un désir violent de soleil et de voiture décapotable ; une présence heureuse tout à côté ; « Bloom » (Maribou State, Gaïdaa), « Be enough » (Acopia) lorgne du côté de la même fébrilité sensuelle, du genre qui autorise de se passer un rap old school tout en distance (« Never judge a book », The Alamo) avant d’y retourner, second degré, « Losing you » (and living in the past, Laura Groves et Jah Wooble, Yazz Ahmed, Sampha évidemment, pour les séries « Everything is recorded »). On arrive à la fin, avec le jazz creole d’Alain Jean-Marie qui fera sonner les correspondances avec le commencement, le tout premier titre au piano du bord de la fenêtre. Mais juste avant, un titre faussement insignifiant, un chœur sensible et endormi, un preacher UK Bass déclamant, enchanteur, derrière un saxo terriblement démodé. C’est beau vraiment, ça n’a l’air de rien, mais c’est très beau.