Le concert du 3 Octobre 2025, à la Cité de la Musique de Paris était entièrement consacré à une création. L’ensemble inter-contemporain interprète l’opéra de Ramon Lazkano « La main gauche », sous la direction de Pierre Bleuse, avec le ténor Peter Tantsits dans le rôle de Ravel.
La Bidassoa ne pourra pas les séparer. Le compositeur basque espagnol Ramon Lazkano s’est toujours senti proche de Maurice Ravel, né comme lui au pays basque mais à Ciboure, coté français. A quinze ans, son père lui avait offert quatre lettres manuscrites de Ravel. Alors, lorsqu’en 2006 Ramon Laskano découvre le roman biographique de Jean Echenoz consacré à Ravel, il s’immerge dans un long processus créatif. Inspiré par la vie de son illustre compatriote, il va composer Erlantz en 2015, Ravel (Scènes) en 2016 et en 2024-25 La main gauche. Cet opéra fait référence au Concerto pour la main gauche, la dernière grande œuvre de Ravel mais la « main gauche » est aussi celle qui devient maladroite, empêchée par la maladie.
L’opéra nous raconte les dernières années de la vie de Ravel en quinze tableaux, depuis sa tournée triomphale aux États Unis en 1928 jusqu’à son décès en 1937 après une intervention neurochirurgicale malencontreuse, en passant par toutes les étapes d’une maladie neurologique alors mal comprise. C’est l’histoire d’une dépossession, d’un génie créatif qui ne peut plus s’exprimer. Le texte, souvent très beau, s’inspire du livre de Jean Echenoz et s’affiche sur l’écran situé au dessus de la scène. Il nous parle de la vie quotidienne du compositeur, de son insomnie, de sa fatigue, de son ennui. Les phrases décrivant son ressenti face à la maladie sont courtes, percutantes, très justes comme « mes idées sont en prison dans mon cerveau », « Je suis le sujet et le spectateur attentif de ma chute ».
L’orchestre (de chambre) joue un grand rôle dans le spectacle de ce soir. Les dissonances, les ruptures sont fréquentes, la musique n’est pas toujours tonale, certains sons peuvent surprendre. Il s’instaure une ambiance sonore qui contraste avec le chant lyrique d’écriture plus classique. Ce contraste est fructueux, le chant et l’orchestre sont finalement en symbiose, réussissant une alliance réussie des contraires.
Cette musique est très expressive. L’auditeur pourra reconnaître les mouvements de la mer et peut-être le chant des sirènes. Grâce aux flûtes et aux cordes il pourra imaginer le chant d’oiseaux, Les Oiseaux tristes de Ravel, qui volent au-dessus des tranchées. Leur chant est interrompu par une explosion également suggérée par l’orchestre. Il nous fait entendre le roulement d’un train sur ses rails, lors de sa tournée américaine, puis plus tard, le tourbillonnement du monde qui effrayait tant le compositeur malade. Cette musique très contemporaine laisse une place à celle de Ravel qui apparaît par courtes séquences, surtout au piano.
Le ténor américain Peter Tantsit interprète Ravel. Sa voix est très chaude, mélodieuse, mais son rôle nécessite aussi de prodigieux talents d’acteurs. Il ressemble au compositeur par la silhouette, la coiffure, les vêtements. Il excelle à nous montrer les sentiments d’un Ravel souvent, mais aussi en colère lorsqu’il bute sur la composition du Concerto pour la main gauche. Il est émouvant en interprétant un homme égaré et malheureux, car conscient de ses troubles. Il nous fait ressentir le tragique de la situation avec son « Je ne peux pas », cet implacable constat d’impuissance.
Avec lui, un homme, Allen Boxer et une femme, Marie-Laure Garnier incarneront sept rôles différents. L’auditeur remarquera la profondeur de la voix du baryton, la puissance et la beauté de la voix de la soprano. Ils sont les narrateurs puis les témoins de la déchéance du musicien. Vers la fin de la pièce, la cantatrice annonce chaque aggravation de la maladie avec des phrases courtes, dignes d’un communiqué médical. Mais elle le fait toujours avec empathie. Ensemble, ils chantent une douce complainte, ne pouvant que déplorer l’état du compositeur.
La mise en scène de Béatrice Lachaussée est simple mais sensible, efficace. La scène est petite, les chanteurs évoluent à coté ou entre les instrumentistes. Les messages sont clairs : ainsi lorsque Peter Tantsit endosse une robe de chambre, la maladie devient certaine. Des projections s’affichent tout au long de l’opéra. Elles nous montrent la mer, la campagne, les rues de Paris. Elles nous rappellent le contexte d’alors avec des vues d’un paquebot transatlantique ou de la maison de Ravel à Montfort-l’Amaury. Elles peuvent avoir une dimension symbolique : ainsi le spectateur croit deviner des clefs de sol déformées ou un réseau de neurones. Cette mise en scène peut être très imaginative, le Boléro devient l’allégorie d’une machine mécanique de ses rouages. Se souvenant de son quatuor, Ravel malade va remplacer comme chef d’orchestre, un Pierre Bleuse intrigué, en répétant « c’est bon ». Puis ils dirigent ensemble mais Ravel lui prodigue des conseils. Cette scène est à la fois drôle et tendre. Le tableau final, le décès de Ravel, est traité avec élégance : la mort n’est évoquée que par la tenue funéraire particulièrement raffinée du compositeur disparu.
La main gauche est un spectacle total, visuel, musical, littéraire, très réussi sur le plan esthétique. Nous étions mis en garde dès le prologue, « le scénario finira par s’emparer de vous ». Et c’est vrai, ce conte musical sur les dernières années d’un génie de la musique est très émouvant. Car une puissance créatrice presque surnaturelle se fracasse sur la finitude de la condition humaine.
Visuel © : JMC