La jeunesse en majesté : l’Orchestre Français des Jeunes avec Kristiina Poska et Alexandre Tharaud

Il est des concerts qui, sans chercher la perfection absolue, parviennent à imposer une forme d’évidence : celle de l’élan, de la joie, de la transmission. L’Orchestre Français des Jeunes — institution unique dans le paysage musical européen, creuset formidable où se forgent les instrumentistes de demain — a une fois encore démontré combien la jeunesse n’est pas synonyme d’amateurisme, mais plutôt d’audace maîtrisée, de fraîcheur intelligente et parfois même d’une surprenante maturité. Sous la direction de Kristiina Poska, cheffe estonienne reconnue pour son sens du souffle, et avec Alexandre Tharaud en soliste invité, la formation livrait un programme qui, sans être pensé pour séduire à tout prix, faisait dialoguer la création contemporaine avec deux monuments du répertoire russe : Recto de Yan Maresz, le Concerto pour piano n° 2 de Dmitri Chostakovitch et la suite symphonique Shéhérazade de Nikolaï Rimski-Korsakov.

Un programme exigeant, contrasté, à première vue voire disparate. C’est précisément cette diversité qui donnait à la soirée son caractère unique. En passant d’un langage à l’autre, d’un univers sonore au suivant, l’Orchestre Français des Jeunes révélait ce qui fait la force de ces musicien-ne-s qui sont encore au début de leur carrière : cette capacité d’adaptation immédiate, cette curiosité instinctive qui permet de se couler dans des esthétiques très différentes sans jamais perdre leur saisissante cohésion du groupe.

Une ouverture contemporaine : Recto de Yan Maresz ou l’art de la concentration

Ouvrir un concert avec une œuvre contemporaine est toujours une gageure. Avec Recto, Yan Maresz offre un terrain idéal pour éprouver la réactivité et la précision d’un orchestre de jeunes musicien-ne-s. Il a pris le temps, lors d’une résidence avec elles et eux, de partager sa vision de sa création. L’œuvre, sans chercher l’effet massif, repose sur des textures délicates, des dynamiques contrôlées, un jeu de timbres presque fragile. Il ne s’agit pas de briller, mais d’être ensemble : d’ajuster son attaque, de respirer collectivement, d’entendre ce que l’autre propose.

Sous la direction de Kristiina Poska, le défi devient une opportunité. La cheffe guide l’orchestre vers une lecture très structurante de la pièce. Elle semble particulièrement attentive à la manière dont les instruments se fondent ou se détachent. Ce travail de précision bénéficie à la cohésion générale : on entend ici des pupitres d’une homogénéité remarquable, une écoute mutuelle très développée. Il n’en faut pas moins, ne serait-ce que pour ces toutes premières mesures de contrebasse aux cordes pincées brutalement, si violentes, si dissonantes.

Les musicien-ne-s prennent un plaisir visible à habiter ces sonorités contemporaines. Il y a dans l’exécution une forme d’investissement collectif, comme si chacun-e trouvait un rôle à jouer dans ce tableau sonore. L’œuvre vient d’ailleurs de la scène, plus précisément d’une commande des Ballets de Monte-Carlo, sous l’impulsion du chorégraphe Jean-Christophe Maillot. Recto n’est pas une pièce conçue pour susciter l’enthousiasme immédiat du public, c’est certain, mais elle permet de mesurer la maturité musicale des jeunes interprètes. Et c’est peut-être là l’essentiel : commencer par une œuvre qui exige l’attention et le détail, c’est installer une forme de respect réciproque entre scène et salle, une promesse d’écoute qui portera tout le concert.

Alexandre Tharaud et Chostakovitch : une rencontre de sensibilités

Avec le Concerto pour piano n° 2 de Chostakovitch, le programme prend un autre visage : plus lumineux, plus narratif, plus rassurant en somme, et comme traversé d’une énergie généreuse. Le choix d’Alexandre Tharaud comme soliste est en soi une déclaration artistique. Tharaud n’est pas un pianiste spectaculaire au sens traditionnel du terme : il privilégie la clarté du discours, l’articulation fine. Chaque note est donnée distinctement, sans appui, avec légèreté. Il s’inscrit là dans une longue tradition, celle de Marcelle Meyer (dont il revendique l’héritage) ou encore d’Yvonne Lefébure. Chez Chostakovitch, il trouve un terrain de jeu qui lui convient parfaitement : une œuvre qui exige vivacité et élégance, mais aussi un sens du détachement.

Dès les premières mesures, un dialogue presque chambriste s’installe entre le piano et l’orchestre. Ici encore, l’Orchestre Français des Jeunes surprend par sa souplesse, sa maturité. Il faut voir ces visages si juvéniles, ces regards brillants, et entendre la grande maturité de l’ensemble. On sent une envie profonde de collaborer avec le soliste, de faire sienne sa respiration, de répondre à ses intentions dans l’équité, dans un respect partagé. Le premier mouvement, vif et rythmé, avance avec une joie communicative : les visages se détendent, les sourires apparaissent. Les jeunes musicien-ne-s semblent porter Tharaud plutôt que de l’accompagner au sens strict ; ils l’entourent, le prolongent, l’entendent dans les deux acceptions du terme. Et le pianiste, en retour, leur offre une lecture limpide et vivante, espiègle par moments, toujours tenue par une élégance naturelle.

Les premières mesures du second mouvement sont l’affaire de l’orchestre. Alors Tharaud, en éternel jeune homme, en profite pour se tourner vers cette génération d’artistes, penche la tête, se recueille et les écoute. C’est un petit geste qui dit tant à la fois de la générosité de cette star et de la méthode de travail de l’orchestre, qui privilégie les rencontres au long cours. Le mouvement lent, célèbre pour sa ligne mélodique presque naïve, comme venue des musiques traditionnelles, est bouleversant et trouve sous les doigts de Tharaud une forme d’ingénuité assumée. Pas de pathos excessif : simplement une émotion juste, déposée avec délicatesse sur la nappe musicale orchestrale. Ici, la direction de Kristiina Poska se distingue par une grande sobriété : elle laisse la musique respirer, crée un écrin pour le piano, ménage l’espace nécessaire pour que chaque phrase trouve son aboutissement. L’orchestre joue avec une douceur et une homogénéité remarquables, preuve d’un travail collectif approfondi.

Dans le final, lumineux, jubilatoire, le pianiste ne cesse de sursauter, comme pour danser depuis son tabouret, et emporte tout le monde (soliste, interprètes de l’orchestre, cheffe et public) dans un élan libérateur. On sent l’adrénaline des jeunes instrumentistes, leur plaisir à suivre le pianiste dans ces traits rapides, ces rebonds, ces alternances entre humour et virtuosité. Tout le monde sourit sur scène ; personne ne boude son plaisir de jouer cette si belle partition. Tharaud reste fidèle à lui-même : pas de démonstration gratuite, mais une énergie maîtrisée, une musicalité limpide. L’œuvre trouve ainsi une vérité rare : celle d’une musique jouée dans l’esprit où elle fut écrite, avec sérieux mais sans lourdeur, avec précision mais sans raideur. En guise de bis, c’est à une suite de Bach méditative que nous convie Alexandre Tharaud. Il délie les notes, joue des temps suspendus avec une délicatesse rare. À la fin de chaque montée chromatique, il joue la note si pianissimo qu’il nous semble presque qu’elle n’existe qu’au fond de nous. C’est, tout simplement, bouleversant.

Shéhérazade : la grande fresque éclatante

Après la sobriété, voire l’âpreté contemporaine de Maresz, et le classicisme moderne de Chostakovitch, Shéhérazade arrive comme une vague de couleurs. Rimski-Korsakov compose ici une fresque orchestrale qui semble taillée pour un ensemble tel que l’Orchestre Français des Jeunes : généreuse, ample, narrative, elle sollicite l’engagement de chaque pupitre et permet aux instrumentistes de déployer toute la palette de leurs couleurs.

Dès les premières mesures, la direction de Kristiina Poska affirme une vision claire : elle ne cherche pas l’effet spectaculaire pour lui-même. Cela ne signifie pas que sa Shéhérazade manque de panache — au contraire — mais que ce panache est toujours au service de la narration. Car, inspirée des Contes des Mille et Une Nuits, c’est bien d’histoires dont il est ici question.

La célèbre ligne de violon solo, qui incarne le personnage de la conteuse et revient comme un leitmotiv tout au long de l’œuvre, est tenue avec finesse et liberté. Le jeune soliste Nicolas Debart propose une interprétation à la fois sensible et assurée, avec un vibrato déjà maîtrisé et une intensité contrôlée. En face, les cuivres et les percussions trouvent ici un équilibre remarquable. On entend des attaques nettes mais jamais agressives, des couleurs chaudes, une cohésion d’ensemble qui étonne tant elle semble naturelle.

Le premier mouvement installe un vaste décor. Le deuxième, plus vif, permet aux pupitres de bois de révéler tout leur éclat : clarinettes souples, hautbois précis, flûtes aériennes. On sent dans ces passages l’enthousiasme des jeunes musicien-ne-s à se mesurer à un chef-d’œuvre orchestral.

Le mouvement lent, véritable cœur expressif de l’œuvre, est pris avec amplitude. Poska offre à son orchestre un sens du souffle admirable : jamais elle ne laisse la tension retomber, jamais elle n’appuie non plus sur l’émotion de manière trop forte. L’orchestre, en retour, témoigne d’une concentration rare : chaque note semble pensée, pesée, rendue avec un soin scrupuleux.

Le dernier mouvement, éclatant, trouve l’orchestre dans une forme presque jubilatoire. Les cordes, d’une cohésion remarquable, soutiennent l’ensemble avec une énergie continue ; les cuivres apportent l’éclat nécessaire sans excès ; les percussions, très sollicitées, tiennent un rôle essentiel dans l’architecture du mouvement. L’œuvre se referme dans une atmosphère suspendue, où la voix du violon solo revient comme un souvenir lointain, teinté de mélancolie.

L’Orchestre Français des Jeunes : une promesse et une preuve

Ce concert, au-delà de sa réussite artistique indéniable, rappelle surtout l’importance cruciale de l’Orchestre Français des Jeunes dans le paysage musical. Et donc l’importance de soutenir financièrement de telles initiatives — par des subsides, bien sûr, mais aussi par la présence en nombre du public. Chaque année, cette institution réunit les instrumentistes les plus brillant-e-s de leur génération ; elle leur offre une immersion dans le fonctionnement d’un orchestre professionnel, un contact privilégié avec des chef-fe-s et solistes de haut niveau, une expérience de la scène que peu de jeunes musicien-ne-s peuvent acquérir si tôt.

Ce qui frappe ici, c’est la manière dont ces jeunes interprètes parviennent à faire corps. Leur écoute mutuelle, leur solidarité musicale, leur capacité à se hisser rapidement au niveau. Juste avant le très beau bis — l’ouverture du trop rare Candide de Bernstein — la cheffe fait saluer chaque soliste, puis chaque pupitre. Rien que de très traditionnel… sauf qu’ici, ces jeunes gens sont acclamés par leurs ami-e-s dans la salle. Sur scène, chaque soliste est acclamé-e par ses collègues, tout comme la cheffe dont on sent qu’elle est respectée autant qu’appréciée. Dans la salle, par-dessus les « bravos », on entend des prénoms, des « je t’aime ». C’est joyeux, et c’est drôle. C’est une jeunesse d’aujourd’hui, pleine d’espoir et de talent. C’est déjà Cult !