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Jérôme Rebotier, compositeur de la musique du film «Le Comte de Monte-Cristo» : « On m’a longtemps catalogué comme compositeur de comédies »

par Hanna Kay
14.11.2024

Entre passion amoureuse et vengeance, musique classique et minimaliste à la fois, romantique et épique, Jérôme Rebotier a composé la bande originale du film Le Comte de Monte-Cristo, une œuvre au succès fascinant (plus de 9 millions d’entrées en salle). Nous l’avons rencontré, au Festival du film Franco-américain de Los Angeles, pour parler de musique, d’inspiration, de jazz et de classique, mais aussi de rêves d’enfants, de poésie et d’histoires de vie.

Vous avez composé beaucoup de musiques de film, quel est votre point de départ quand vous devez créer une musique sur des images ?

Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que ça fait longtemps que j’écris, je suis très boulimique dans l’écriture . Pour un film comme Monte-Cristo, j’ai écrit 6 ou 7 heures de musique. Je passe mes journées à improviser sur des instruments qui me plaisent. Puis à un moment, je trouve quelque chose que je veux dire et je centre mes improvisations autour. C’est à ce moment-là que je commence à écrire plus concrètement. Quand je dois travailler sur une séquence précise, je pense tout en ligne de basse car c’est le meilleur moyen de sentir à la fois le rythme et l’harmonie.

Quel est votre rapport à l’improvisation, au hasard ?

Ce que j’aime beaucoup dans l’improvisation, c’est me laisser partir sans savoir où je vais. Réussir à être complètement libre, sortir d’un cadre harmonique ou d’une grille d’accords. On peut faire une analogie assez visuelle concernant l’improvisation, celle de dessiner un gribouillage et tout à coup, de voir apparaître une forme que l’on ne soupçonnait pas. D’ailleurs, on parle de couleurs d’accords en musique, c’est-à-dire leur intention émotionnelle (tristesse, joie, mystère, etc…). Je travaille beaucoup l’oreille relative et la couleur des accords. Laisser la place au hasard permet de faire naître des nouvelles choses, des nouvelles teintes, qui peuvent être très intéressantes et qui sortent des habitudes. Je préfère ne pas trop analyser ce que je fais quand je compose. Lorsque je ne suis pas en train de produire, j’expérimente et c’est là où je travaille l’harmonie, certaines techniques expérimentales. Quand je rentre en production pour un projet, j’abandonne toute cette partie analyse et je m’autorise un grand espace de liberté.

Vous laissez donc une grande place aux émotions dans votre composition. Quel lien peut-on percevoir entre votre histoire de vie et votre rapport à la musique ?

J’ai une histoire de vie particulière. J’ai été orphelin à 6 ans. J’ai perdu ma mère à 2 ans, j’ai perdu mon père à 6 ans et j’ai été trimbalé de famille en famille. J’ai finalement atterri chez une tante que je connaissais très peu, qui était professeur de piano. Enfant, je me suis donc complètement réfugié dans le piano et la musique. J’éprouvais une grande frustration car ma tante passait tout son temps à enseigner et ne me donnait que très peu de cours. Je restais toute la journée assis sur un petit tabouret à l’écouter avec ses élèves. Elle a eu la bonne idée, entre les cours, de me faire travailler mon oreille, elle m’apprenait la fondamentale et la quinte pour que j’ai des bases dans l’oreille. « Tu auras la notion de dominante » me disait-elle. Elle m’expliquait qu’avec son prochain élève, elle allait travailler Chopin et qu’il fallait que j’écoute bien la main gauche, plus intéressante que chez Mozart. De 7 à 10 ans, j’ai donc passé mes journées à décortiquer Chopin, Mozart, Beethoven, etc… Elle écoutait des opéras de Wagner dans le salon et je me disais que je voulais un jour faire de la musique aussi grandiose.

Rock star, jazz, musique classique ?

A partir de l’âge de 10 ans, j’ai découvert la musique américaine et je suis devenu passionné de country (musique traditionnelle essentiellement du sud-est des Etats-Unis). Je suis ensuite passé vers 14 ans au Rock n’Roll et Rockabilly . Ce qui a fait que pour le premier court-métrage dont j’ai composé la musique, j’ai voulu mélanger la country music avec des violons. Ils n’en ont pas voulu mais j’ai gardé les chansons. Pour le deuxième, j’ai proposé de composer pour quatuor à cordes et je me suis mis à réétudier le classique. J’étais aussi fan de jazz donc c’est à ce moment-là que je me suis inscrit à l’American School of Modern Music. J’étais dans la même classe théorique que l’immense Lionel Loueke que j’admire énormément et que j’aimerais revoir ! Il y avait aussi un professeur que j’aimais beaucoup, Peter Giron, (bassiste qui a travaillé avec de grands jazzmen comme Kurt Elling, Dave Liebman, Kirk Lightsey).

Et même mathématicien ? Quelles similitudes ressentez-vous entre maths et musique ?

En parallèle, j’ai étudié les mathématiques. J’ai arrêté pour me consacrer à la musique , en me disant que si je ne réussissais pas en musique, je serais prof de maths. Il y a des points communs entre les sciences et la musique, notamment concernant l’imagination. Il faut de l’imagination pour être un grand scientifique. L’orchestration en particulier est un mélange de mathématiques et de bon sens. L’intention en maths est proche de celle en musique. Il y a en maths une infinité de solutions pour arriver d’un point A à un point B, comme en musique.

La musique de film vous permet-elle de mélanger tous les genres musicaux et effacer les frontières ?

Le jour où à l’école de jazz, on m’a dit « les Beatles ne sont pas intéressants , Charlie Parker c’est plus riche », j’ai quitté l’école. Pourquoi ne mélange-t-on pas tous les styles de musique ? Musique classique, jazz, pop et rock ? Tous les grands jazzmen l’ont fait. Même en classique, Bartok est allé chercher les musiques populaires hongroises pour les intégrer à ses œuvres. Je n’aime pas la scission des genres. Bach n’a jamais dit qu’il fallait jouer ses morceaux d’une certaine façon. Chopin écrivait ses improvisations. Je ne comprends pas cette idée de mettre des choses dans des cases. Dans le groupe Radiohead, Jonny Greenwood, qui est un grand amoureux de classique, a des accords très proches de ceux de Bartok, et cela dans du rock. C’est ce que l’on peut se permettre en musique de film : mélanger tous les styles et écrire des choses très compliquées dans un cadre très simple.
C’est vrai que le grand public a besoin d’entendre des mélodies répétitives, mais à l’intérieur on a le droit de mettre tout ce qu’on veut. C’est ce qui s’est passé dans la musique de Monte-Cristo : une musique très minimaliste enrichie d’éléments beaucoup plus complexes, ce qui fait qu’elle devient une musique classique alors que je n’avais pas du tout prévu cela.

Parlez-nous de votre morceau « Le trésor » qui rencontre un énorme succès dans le film…

C’est un morceau qui tourne autour de trois notes, qui sont les trois notes du thème d’amour du début du film. A partir du moment où le Comte de Monte-Cristo devient fou, il a une obsession autour de cette mélodie qui est celle de sa passion avec Mercedes. L’idée était de composer une musique où ces trois notes ne s’arrêtent plus. C’est un ostinato (motif musical répétitif) obsessionnel construit sur une ligne de basse. Sauf que l’ostinato sonne parfois faux, il y a des dissonances volontaires. C’est vraiment très important pour moi car ça « tord » un peu le morceau, sans que l’on ne s’en rende vraiment compte. Certains musiciens qui reprennent la musique du film au piano, jouent un Ré là où je joue un Si Bémol à la basse.

À partir du motif de trois notes fil conducteur, j’ai travaillé comme une symphonie baroque et j’ai écrit une pièce à deux voix pour violon et alto, qui jouent derrière pendant un certain moment. Les cuivres ajoutent un côté épique.

L’idée était de faire un morceau assez riche. Petite anecdote : j’ai triché au début, j’ai caché les solos des violons baroques quand j’ai montré la maquette aux réalisateurs car je savais qu’ils allaient me dire qu’il y avait trop de sons et que l’on n’entendait plus les voix par-dessus. Quand ils l’ont écouté, il y avait juste comme un espèce de mouvement à l’intérieur. Plus tard, j’ai fait ressortir les violons.

Quelles sont vos influences musicales, Arvo Pärt, Chostakovitch ?

Oui évidemment, mais tout est déjà la chez Beethoven. Quand on joue très lentement, mesure par mesure, la 8ème sonate de Beethoven, « La Pathétique », dont j’aime beaucoup la grande montée musicale du premier mouvement, on retrouve tout le vocabulaire de Philip Glass.

Concernant les ostinatos et la musique répétitive, on m’a beaucoup associé pour la musique de film à Michael Nyman (compositeur entre autres de la musique du film La leçon de piano (Jane Campion), Bienvenue à Gattaca (Andrew Niccoll), …) qui est un compositeur que je n’écoute pourtant pas beaucoup. J’aime bien le côté répétition car je viens aussi de la pop. J’ai fait le grand écart car j’avais besoin de gagner ma vie . J’ai aussi composé de la chanson. J’ai écrit pour Horace Andy (le chanteur jamaïcain de Massive Attack), pour Olivia Ruiz, et beaucoup de chansons dans les films. Je ne me suis pas mis à la musique de film parce que j’étais fan de cinéma mais parce que je me suis aperçu que quand on me mettait deux images devant les yeux, cela m’inspirait deux musiques entièrement différentes.

On sent des aspérités dans la musique du Comte de Monte-Cristo, ce n’est pas une musique « lisse ». Avez-vous cherché l’imperfection ? Un peu comme ce que l’on ressent dans des enregistrements de Charles Mingus ou de rock des années 60 ?

Tout à fait car le film est habité. Il faut qu’il y ait de la noirceur, des imperfections, du granuleux jusque dans la musique. Je souhaitais que ça sonne comme du Garage sixties (genre de rock des années 60 où les sons de guitare sont distordus à l’aide d’une pédale fuzz) . Je voulais des aspérités, du souffle. En France, les musiques de film sont beaucoup trop formatées. Justement, c’est ce que j’aime chez Mingus, cette musique extrêmement libre, bourrée d’imperfections et en même temps très maîtrisée. Je suis très admiratif de l’album Pithecantropus Erectus. Pour moi, ces morceaux très longs comme Reincarnation of a Love Bird sont complètement fous. Ce thème est l’une des plus belles mélodies qu’il soit dans sa complexité, dans sa liberté et dans sa richesse harmonique. C’est de la musique classique. D’ailleurs, Mingus voulait être un compositeur de musique classique, c’était sa grande frustration. Miles Davis aussi a beaucoup étudié Stravinsky.

Comment s’est déroulée votre collaboration avec les réalisateurs Matthieu Delaporte et Alexandre de la Patellière pour un grand film comme celui-ci?

C’est un rapport de confiance, on se connaît bien, j’ai fait la musique de tous leurs films. Matthieu Delaporte était sur les bans de l’école avec moi. C’est un ami d’enfance que j’ai retrouvé 10 ans plus tard lors de la projection d’un court-métrage d’une réalisatrice formidable, dont on ne parle pas assez Delphine Gleize. Je distribuais dans la salle une petite cassette avec des musiques de court-métrage pour montrer ce que je faisais, Matthieu était dans la salle. Il a écouté la cassette et il a adoré ma musique. Quand il a fait son premier film, Matthieu réalisait et Alexandre produisait. Je me suis extrêmement bien entendu avec Alexandre sur le plan artistique qui est devenu mon interlocuteur musical, et Matthieu est resté mon ami d’enfance. Ce sont des excellents réalisateurs. Pour ce film, on a souhaité retrouver des valeurs de cinéma ancien, notamment la présence d’une musique avec un thème qui serpente tout le film. C’est le thème de vengeance, présent discrètement au moins 50 fois.

Comment êtes-vous passé de la validation des maquettes à l’enregistrement grandiose avec le London Symphony Orchestra ?

Quand je suis arrivé avec la maquette sur l’ordinateur du thème d’amour passionnel entre le Comte et Mercedes, les réalisateurs n’ont ressenti aucune émotion. J’ai proposé d’aller en studio et d’enregistrer avec des vrais instruments à cordes. On a fait venir des solistes, notamment Pavel Guerchovitch, violoniste avec un immense talent, et un violoncelliste Guillaume Latil extrêmement présent dans la musique. On a enregistré 12 morceaux en studio avec Pavel et Guillaume. Matthieu et Alexandre ont écouté et ils ont compris, ils m’ont dit : « Tu fais ce que tu veux ». Les maquettes ont été enregistrées en mélangeant des sons d’ordinateur et des instrumentistes. J’ai trituré le son des claviers grâce aux ordinateurs. Par exemple, la scène finale du duel n’est faite que de sons de clavier. A partir de cela, on a tout orchestré et on est parti enregistrer à Londres avec le London Symphony Orchestra (LSO), aux côtés d’un ingénieur du son incroyable, Geoff Foster. L’échange était passionnant car il a tous les codes de la musique de film. C’est quelqu’un qui a travaillé sur des projets immenses comme Insterstellar, Inception, etc… Le chef d’orchestre du LSO est Andrew skeet qui est un membre de The Divine Comedy et qui a fait tous les arrangements du groupe, a orchestré les saisons 3 et 4 de The Crown. Côtoyer ces personnes a été une expérience extraordinaire. Le premier matin, Geoff Foster m’a sondé pour voir si j’étais déterminé dans mes choix par rapport à ce qu’il avait l’habitude de faire. Au fur et à mesure de l’enregistrement, on confrontait nos points de vue et ça a été une aventure très enrichissante sur une semaine.

On ressent beaucoup de mélancolie quand on regarde le film. Quelle est la place de la tristesse dans votre œuvre ?

On m’a longtemps catalogué comme compositeur de comédies comme pour le film Le Prénom. Ce que j’aime dans Monte-Cristo c’est que c’est tout le contraire, c’est une musique très intérieure pour les personnages. J’aime cette mélancolie même dans des musiques de comédie ou épiques, C’est cela qu’il y a dans Miles Davis , dans le jazz dont on parle : énormément de poésie et c’est cette poésie dans la musique qui m’intéresse avant tout. J’écris de la musique triste parce que la musique fait partie d’un traumatisme, c’est ma manière d’exprimer la tristesse. Même dans mes musiques de comédie, il y a toujours une certaine forme de mélancolie et les gens sont souvent étonnés. La joie et la tristesse se rejoignent parfois.

Comment réagissez-vous au succès et la popularité de votre musique dans le film ?

Quand une musique uniquement instrumentale en orchestre comme celle du Comte de Monte Cristo a autant de popularité en France, c’est une très belle surprise. Le dernier film auquel on pense, c’est Le Professionnel avec la musique d’Ennio Morricone. Ce qui me fait sourire , c’est que beaucoup de musiciens classiques m’ont envoyé des messages en me demandant de leur donner des cours alors que moi-même quand j’ai essayé de prendre des cours avec des gens du classique, ils avaient l’impression que je n’étais pas musicien quand je leur disais que je faisais de la musique de film. Je suis tombé sur un professeur de déchiffrage très condescendant qui pensait que travailler sur un ordinateur voulait dire que l’on ne savait même pas lire une portée. Il est important dans l’enseignement de considérer toutes les formes de musique et de musiciens, sans hiérarchie . Si ma musique peut servir à cela…

Écoutez-vous, jouez-vous de la musique chez vous ? Vous êtes également romancier ?

Par période, j’écoute beaucoup de musique, ou pas du tout car j’en fait toute la journée dans ma bulle, de 9h du matin à 18h, sans pause, jusqu’au moment où je produis. J’ai une passion pour le violoncelle, j’en fait tous les jours, je joue très faux mais j’adore ça. J’écris des livres aussi. J’ai écrit 8 romans, c’est ma musique silencieuse. Cela fonctionne de la même façon dans mon oreille : quand on écrit des phrases et qu’on les lit à voix haute, on est dans la même musicalité qu’une partition. J’ai publié un roman parce qu’on m’a poussé à le faire , notamment sur mon enfance. C’est mon histoire, celle d’un enfant qui se sort de ses traumatismes grâce à la musique et à l’amitié.

Bande Originale du film

Quelques Influences musicales de Jérôme Rebotier
Alfred Brendel jouant la Pathétique (Sonate n°8 en Do mineur, op13) de Beethoven, 1995

Charles Mingus jouant Reincarnation of a Love Bird, 1989 (enregistré en 1960)

Thelonious Monk et Miles Davis, 1957

Visuel : © Philip Guerette