Depuis plus de vingt ans, le Festival des Cultures et Musiques Juives de Carpentras met en lumière les traditions juives, enrichies par des influences d’Europe de l’Est et méditerranéennes, dans deux lieux superbes de la ville : sa synagogue du XIVᵉ siècle et la cour de la Charité du XVIIᵉ. Au programme de ce lundi 11 août : une plongée dans l’histoire juive du Comtat Venaissin, puis un voyage dans le klezmer moldave.
« Il fallait montrer le judaïsme comtadin », assume Michel Schlouch, co-programmateur avec Dominique Lafon, à l’entrée de la synagogue de Carpentras. Il a raison. Carpentras est la capitale du Comtat Venaissin et, depuis la dernière expulsion des Juifs hors du royaume de France en 1306, c’était l’une des quatre villes comprenant une juiverie – entendez une rue juive fermée, un ghetto où les Juifs et Juives vivaient dans des conditions délétères. La « carrière » de Carpentras comptait, par exemple, 900 habitants confinés et agglutinés dans une seule rue. En 1791, la France délivre ses Juifs et les rend citoyens. Armand Lunel naît cent ans et un jour après cette décision, en 1892, à Aix-en-Provence. La vie de ses aïeux incarcérés coule dans son écriture. Cela, nous le découvrons installé·e·s dans cette synagogue mythique, toujours active, aux murs et au ciel bleus.
« Montrer le judaïsme comtadin », c’est ce qu’accomplit, avec une délicatesse habitée, la lecture musicale de Les chemins de mon judaïsme d’Armand Lunel, prix Renaudot, professeur de philosophie et écrivain. Il a côtoyé les derniers représentants de cette communauté singulière, dont son grand-père qui fit de lui un passeur de mémoire. Dans ce livre (L’Harmattan, 1990), il raconte la découverte de son identité juive, l’héritage du Comtat Venaissin et les méandres d’une histoire familiale mêlée à la grande Histoire.
La mise en lecture d’Aude Marchand, accompagnée des musiques originales de Pierre Lassailly (clarinettes) et Jérémy Cardaccia (guitare acoustique, oud), s’ouvre comme un prélude : une mélodie de clarinette et guitare, prélude à un voyage. « Charnellement, je suis né à Aix-en-Provence… spirituellement, je suis venu au monde à Carpentras, capitale du Comtat Venaissin », dit la conteuse. Les phrases se tissent avec des silences ; la musique se tait souvent pour laisser passer les mots, mais revient, douce, comme « l’eau vive » et « l’eau douce » qui traversent ce récit.
Lunel décrit des mondes engloutis : L’Isle-sur-la-Sorgue, « Venise provençale » où l’on pêche la truite depuis sa fenêtre. La clarinette, en bruit de locomotive, roule dans les murs du XIVᵉ siècle pour signifier le voyage si long alors entre Aix–en-Provence et Carpentras. Le texte s’interroge : comment ressusciter cet Éden disparu ? Les images surgissent : « les dons immatériels de la mémoire », « ces cristallisations qui doivent à l’absence ». Puis viennent les blessures : l’antisémitisme vécu dans la chair, « humilié », « étiqueté », frappé « sous ce nom de juif ». L’indignation d’une mère, la découverte brutale d’une identité assignée.
Il évoque un judaïsme très assimilé : un père hostile à la religion et une mère croyante. La table de Pessah, les chants en « hébraïco-comtadin » ,ce mélange de provençal et d’hébreu qui raconte une culture qui mélange. Aude Marchand nous offre un chant traditionnel de la table de Pessah, en judéo-comtadin. Entendre cette langue disparue est un grand cadeau.
Puis, dans les mots de Lunel transmis par la compagnie Maaloum, les souvenirs se font plus politiques : l’affaire Dreyfus, un chapeau jaune conservé par le grand-père, les métiers interdits, les quatre villes juives du Comtat (Avignon, Cavaillon, Carpentras, L’Isle-sur-la-Sorgue). Et toujours cette volonté de transmettre : « De quoi faire un livre », avait réuni le grand-père. À la fin de cette lecture, nous avons passé du temps dans cette façon très particulière d’être juif en Provence, dans cette zone-là, où le judaïsme est totalement relié à l’histoire de l’antisémitisme.
Après cette plongée dans l’histoire et l’intime, le festival poursuit son voyage musical. Une paire d’heures plus tard, dans la belle cour ourlée d’arcs de la Charité, nous découvrons le quatuor 100 % masculin de Pletzl Bandit : Gheorghe Ciumasu à l’accordéon, Charles Rappoport au violon, Henry Kisiel à la contrebasse et, ce soir, en remplacement de Samuel Maquin, Jonathan Orland à la clarinette. Le groupe vient de sortir un merveilleux album, au joli titre : Héritage.
Dans le sillage d’un violon qui pleure et d’une clarinette qui rit, Pletzl Bandit embarque le public dans un tourbillon klezmer où la Moldavie devient carrefour des mondes. Entre archives ressuscitées et improvisations fougueuses, le quatuor tricote un fil entre les shtetls d’Europe de l’Est et les scènes d’aujourd’hui. Ça tangue, ça valse, ça danse en rond : les airs balkaniques, juifs, arméniens et moldaves se mêlent, s’embrasent, se taquinent, comme si chaque note avait traversé la mer avec une histoire d’exil triste à transformer en blague juive dans sa poche.
Dans une générosité sans faille, le groupe délivre dix-sept morceaux, à la fois compositions originales et tubes de la culture klezmer. On y sent les migrations, les échanges, les dialogues improvisés « comme du jazz », sans partition. Les morceaux alternent lamentations et fêtes : une doïna moldave lente et mélancolique où chaque instrument prend tour à tour le lead ; une danse arménienne (Dona Genbar), des souvenirs ukrainiens vifs, une valse en hommage aux camarades tombés en 1904, un air turc qui se transforme en ronde bulgare. Les hommages se multiplient : à Dave Tarras, icône du klezmer aux États-Unis ; à Emile Kroitor, dont les notes susurrent « je suis à toi » en yiddish ou nous enivrent dans son Levontin’s Wind.
Chaque pièce est une escale dans ce voyage où Charles Rappoport, le violoniste, est le boss. Il raconte comment il a joué devant la maison de son grand-père (entendez : un doigt levé aux nazis), avec toute sa famille pour interpréter ses compositions. De lui, on découvre, médusé par le talent, l’écriture fine et précise de Boulevard Primorsky kolomeyke. Les notes s’envolent dans des croches qui courent sur des partitions disparues. Il y a cela de magique dans le klezmer : associer la nostalgie à la joie, arriver à mettre du bonheur et, plus encore, donner une raison d’être à l’exil.
Entre les quatre musiciens, souvent, les rythmes s’accélèrent : le saxophone prend la parole, puis cède la place à la clarinette, au violon, à l’accordéon, et inversement. Les influences se croisent et se répondent comme les voix d’un peuple dispersé mais relié par la musique. Jusqu’au rappel, qui emporte le public dans un dernier élan.
Du Comtat au klezmer, on comprend comment l’antisémitisme a été, et est encore, un moteur culturel. De l’assimilation tachée par les insultes d’Armand Lunel jusqu’à cette musique redevenue vivante pour faire taire la haine, le festival tisse un lien subtil entre passé et présent.
English Summary
For over twenty years, the Festival of Jewish Cultures and Music in Carpentras has showcased Jewish heritage enriched with Eastern European and Mediterranean influences, set in two remarkable venues: the 14th-century synagogue and the 17th-century Cour de la Charité. This year’s program blended historical remembrance and vibrant music: a moving staged reading of Armand Lunel’s Les chemins de mon judaïsme evoked the unique “Comtadin Judaism” rooted in Provence, followed by a fiery klezmer concert from Pletzl Bandit. From heartfelt laments to jubilant dances, the evening celebrated the resilience of Jewish culture and its power to transform exile and persecution into art, joy, and communal connection.
Mardi 12, pour le dernier des trois jours de l’édition 2025, la programmation sera totalement musicale. À 17h30, dans la synagogue, vous pourrez écouter Bad Brapad Acoustic Trio, et à 21h, dans la cour de la Charité, assister au concert de Kalisto : une rencontre argentino-klezmer-et-ladino qui promet d’être enlevée !
Visuel :©DR