22h, vendredi soir 20 septembre 2024, ambiance intimiste de club de jazz new-yorkais au Sunside. Casting idéal, l’aisance de ces musiciens transgénérationnels, du guitariste Peter Bernstein au jeune pianiste génie Sullivan Fortner, qui jouent du jazz comme d’un sport de haut niveau, nous montre que le jazz incarne un mélange de passé et de futur, d’histoire et d’espoir. Tout semblait parfait. Pourtant, il a manqué un alibi.
Si on ne fait que regarder la scène, avant même que les musiciens ne commencent à jouer, on se croirait à New York, mais on ne sait pas bien à quelle époque. Les indices nous embrouillent. Années 1960 ? Années 2000 ? C’est un mélange de temps et de générations. Joe Farnsworth, le batteur, ressemble à un crooner à la Frank Sinatra, l’incroyable jeune pianiste Sullivan Fortner a une dégaine hip hop, Doug Weiss, à la contrebasse, est grand et plutôt discret et enfin Peter Bernstein sourit comme dans une comédie musicale de Broadway en tenant fermement sa guitare électrique. L’équipe est convaincante.
Quand le concert commence et que l’on ajoute le son, la facilité avec laquelle ces musiciens jouent du jazz surprend. C’est naturel, un moment tranquille entre amis. Peter Bernstein a le rôle de l’intellectuel et porte toute cette culture be-bop. Son phrasé nous fait penser au guitariste Jim Hall, qu’il a bien connu, ou même à Wes Montgomery (un des plus grands guitaristes de jazz des années 1950-1970). Éloquence implacable des cordes de sa guitare électrique, l’exposition des thèmes est parfaite. Parfois, il manque même un peu d’imperfection pour être crédible ; il manque du grain, du rugueux, du sale, comme dans les jazz clubs de New York. Ce vendredi, c’est un jazz impeccable, un jazz propre, un jazz élégant, sans histoires.
Mélange de compositions et de standards, Peter Bernstein honore le public qui est venu l’écouter en présentant les morceaux qu’il joue, comme une de ses compositions Dragonfly, ou en rendant hommage au saxophoniste Wayne Shorter ainsi qu’au musicien brésilien Antonio Carlos Jobim, à travers la belle mélodie de la bossa nova « Luiza ». Peter Bersntein est un musicien qui a fait ses preuves dans le New York des années 1990. C’est un ami proche de Brad Meldhau qui participe à son dernier album, sur lequel figure également le batteur Al Foster, à la créativité effaçant les frontières entre les genres musicaux.
Ce soir, il tourne avec la formation non moins talentueuse de son album sorti en 2020 enregistré pendant la crise du covid What comes next (« Qu’est-ce-qui vient ensuite »). C’est un concept inhérent au jazz que d’avoir la liberté de choisir quoi jouer dans les parties improvisées. Peter Bernstein a une connaissance et une maîtrise admirables des standards de jazz et semble même en avoir inventé certains, tant il est capable de se les approprier. Ce que l’on appelle « standards », ce sont des morceaux de référence tels des monuments historiques rassemblés en Real Book, composés par George Gershwin, Cole Porter, Duke Ellington, Henry Mancini, etc. qui servent de base de langage aux musiciens de jazz et sont joués en jam session. Il est parfois difficile d’être original et de redonner vie à ces morceaux tant ils sont joués et rejoués.
Pourtant ce soir, lorsque Peter Bernstein joue « I love You » de Cole Porter, égrenant les notes à la guitare seule, il dévient tout d’un coup très persuasif. Grâce à la douceur de son touché sur les cordes, on l’a imaginé un instant, cet homme qui déclare sa flamme. Puis on a assisté à la dispute du couple lors des échanges de phrase en 4/4 dans les solos (4 mesures improvisées à tour de rôle entre deux instruments, tel un dialogue de questions/réponses). On est monté en tension, on a cru qu’on allait assister à une scène de crime avec ces tueurs de musiciens, mais non…
Qui est Sullivan Fortner, ce jeune pianiste originaire de la Nouvelle Orléans qui joue du piano aussi facilement qu’il parle ? Ce qui est certain, c’est que ce n’est pas de sa faute si on a du mal à mener l’enquête ce soir. Ce soir, Sullivan Fortner accompagne et fait honneur à Peter Bersntein et à tout l’héritage swing et be-bop en commençant le concert par des phrases bop jouées en octaves à l’unisson. On perçoit des échos des vieux disques des années 1960 aux influences de Thelonious Monk ou Ramsey Lewis.
Parfois, on est emporté par des nappes de concerto classique qui nous rappellent son dernier album solo décontenançant et brillant « Solo Game » mélangeant du Stevie Wonder et du Chopin à un style qui lui est propre, sous la direction du pianiste légendaire Fred Hersch. Légère frustration ce soir de ne pas pouvoir plus écouter cet incroyable musicien. Son humilité en tant qu’accompagnateur qui s’efface pour laisser la place aux autres musiciens est touchante. Mission accomplie. Un autre complice a retenu notre attention : le batteur Joe Farnsworth, surprenant personnage. C’est un homme de contraste. Batteur en smoking, douceur et impulsion, il percute les cymbales tout en douceur. Moment savoureux lors de son solo, on se croit au cinéma. Il fait vibrer sa charleston et prend ses balais qu’il agite très vite, tels les petits pas d’une troupe qui arrive et qui s’approche.
Pourtant, quelque chose nous a manqué ce vendredi 20 septembre au Sunside. « Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien qui fait toute la différence », comme disait Vladimir Jankélévitch. On ne s’est pas vraiment laissé emporter, on a cherché à vivre une expérience, une histoire, mais il a manqué une intrigue et de l’excès. On est déçu parce qu’on sait que Peter Bernstein est un très grand guitariste, parce qu’on sait que Sullivan Fortner est le nouveau jeune génie. On s’attendait à de l’incroyable, on a eu du croyable. On s’attendait au casse du siècle, on est resté sur notre faim. Alors, on se dit qu’ils nous ont brouillé les pistes et qu’ils préparent un autre coup. « What comes next » ?
What comes next est l’album de Peter Bernstein sorti en 2020. Better Angels est son dernier album sorti en 2024. Sullivan Fortner vient de sortir un magnifique album en compagnie de Kurt Elling (Wildflowers Vol 1).
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