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Monty Alexander : « Le Jazz est un miracle »

par Hanna Kay
26.08.2024

Avec Monty Alexander, nous avons parlé de musique, d’enfance, d’éducation, de sensibilité.  Pour lui, la musique est un don divin inexplicable. C’est un miracle, un mystère qui ne s’apprend pas à l’école, mais qui se ressent dans son cœur et dans son corps.

 

 

Vous avez passé du temps à Los Angeles et à New York. C’est là que votre carrière a commencé ?  

J’ai passé du temps à Los Angeles (LA), mais je n’y ai jamais habité. Plus à New York. Certains musiciens ont décidé d’aller à LA, y compris Herbie Hancock. Je ne voulais pas m’y installer. Je ne me suis jamais installé nulle part… Je me souviens quand Herbie Hancock est parti, je passais chez lui pour lui dire, « Salut Herbie ! ». LA est un monde différent pour moi. Canonball Adderley , Ray Brown (célèbre contrebassiste, accompagnateur d’Oscar Peterson) étaient là, avant Herbie. Tout cela, c’était à la fin des années 60. J’y ai joué de nombreuses fois.

Vous avez joué en France il y a deux mois environ, au New Morning à Paris. Quelle impression en gardez-vous ? 

Je me souviens très bien de cette nuit, et c’était une nuit merveilleuse… Beaucoup de gens sont venus et faisaient la queue à l’extérieur. C’est un super endroit pour la musique où il persiste une âme. 

Votre musique ne se limite pas au jazz. C’est un mélange de boogie-woogie, de blues, de jazz, de folk, de pop. Qu’appelez-vous « Musique »? 

Je ne sais pas la définir, mais ma musique, c’est un peu tout. Tout ce qui me fait me sentir bien. J’ai connu Wynton Kelly (pianiste au swing joyeux) qui  vient aussi de Jamaïque, comme moi. Wynton est né à Brooklyn, mais je le connaissais très bien. C’était mon ami et dès qu’il commençait à jouer, cela donnait envie de danser. Pour moi, le mot “swing” correspond à une grande partie de ce qu’est le jazz. Quand on écoute  Herbie Hancock ou Miles Davis, surtout dans les années 50, 60, 70, c’est avant tout du swing.  Ensuite, le jazz est devenu très expérimental, ce qui est merveilleux, mais ce n’est pas ce que Wynton Kelly ou moi avons fait. 

De nos jours, le jazz s’enseigne en institution, en conservatoire, avec des professeurs qui donnent des méthodes. Le jazz ne s’apprend plus dans la rue, en live. Que pensez-vous de cela ? 

J’ai tellement de choses à dire à ce sujet, que parfois je ne dis pas, mais si vous me le demandez…Alors je vais parler de ma propre expérience. Je n’ai jamais été à l’école, je ne connais pas l’école, je ne lis pas la musique. Tout ce que je fais, c’est ici, ce sont mes oreilles. Depuis que je suis enfant, dès l’âge de trois ou quatre ans, je fais cela  pour le plaisir. Vous avez évoqué le boogie-woogie, c’est la première chose que j’ai trouvé amusante. Je ne restais jamais avec mes camarades de mon âge. J’avais de supers amis à l’école, mais ils n’avaient pas le désir d’être autour de leurs aînés. Je savais que c’était en allant voir les aînés que j’apprendrais la musique. Donc, comme Wynton Kelly était plus vieux, je suis allé le voir et il m’a dit : « Vas jouer, mec, tu sais jouer », et nous sommes devenus amis. 

Dans les institutions, ils enseignent le jazz maintenant comme s’il s’agissait de musique classique. D’un côté, c’est génial d’être musicien et d’aller dans une école, mais quand 30 musiciens écoutent un seul professeur, quand ils quittent l’école, ils risquent d’être formatés et se ressemblent tous.  Ils n’ont pas la même nécessité de développer leur propre caractère. Et la différence avec les anciens jazzmen, c’est que chacun avait son propre caractère. On entendait peut-être juste six notes d’un musicien et cela pouvait être déchirant, vertigineux et on reconnaissait de qui c’était. Hélas, cela a changé.  Comme dans la chanson de Duke Ellington « Things Ain’t What They Used to Be », les choses ne sont plus ce qu’elles étaient… 

Le jazz est un miracle pour vous ? Avez-vous foi en la musique ?  

Je n’ai aucune explication pour laquelle le jazz est une chose si merveilleuse. Je ne peux pas l’expliquer. Pour moi, c’est un miracle, un mystère. Je pense souvent que je suis terrible à interviewer ! Parce que je dis des choses qui sont mystiques, magiques ou inexplicables. Je fais référence à Dieu.  Dieu m’a donné un don, à moi, à Herbie, à Miles, à plein d’autres.  Nous avons tous un don avant de commencer à réfléchir aux arpèges. Je ne sais pas ce que je joue, mais je joue et la scène est comme un autel pour louer, adorer et rendre grâce à la musique. C’est cela, une scène, un lieu d’hommage. Et c’est à ce moment-là que la musique se ressent, comme une prière.  Cela inspire les gens qui écoutent :  ils peuvent se sentir excités ou comblés de joie. Ils oublient leurs soucis le temps du concert parce que l’on vit dans un monde troublé, avec beaucoup de douleur et de souffrance. La musique n’est pas la réponse, mais elle peut apaiser. 

La musique est-elle une sorte de drogue, mais une « bonne » drogue ?  

C’est la meilleure drogue que je connaisse. Et cela m’a tenu à l’écart des ennuis, parce que si je n’avais pas eu la musique, j’aurais probablement eu de gros problèmes. J’ai eu une enfance très chanceuse parce qu’à trois ans, j’ai commencé à jouer du piano. Je m’amusais. Le piano est devenu mon ami. Je pratiquais des sports comme les autres enfants, du cricket, du football. Mais c’était quand je touchais le piano que j’étais heureux. Je le touchais deux secondes et il me souriait. Je détestais l’école. Je sortais en cachette, et le professeur disait : « Où est Alexander ? »J’étais parti, ils ne pouvaient pas me trouver. Et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à jouer dans les studios en Jamaïque. J’avais 14 ans la première fois. J’ai été payé pour jouer principalement de la musique jamaïcaine qui est très rythmique. J’ai grandi avec le rythme. Mais j’adore la mélodie.

Votre façon de jouer au piano est comme un orchestre, à la fois très rythmique et très mélodieux. Pour vous, le piano est un orchestre ?  

Exactement, je suis devenu mon propre orchestre. Avec dix doigts et 88 notes, on peut sonner comme un orchestre symphonique dans mon esprit. Ce n’est pas juste un accord.  C’est avoir une certaine pensée derrière lorsqu’on joue, pas juste technique. Si on joue juste technique, technique, technique, ce n’est pas très intéressant.  Ce qui compte, c’est ce qui nous touche, et au lieu de jouer 13 notes, il y en a peut-être que trois bonnes. 

Un grand musicien est donc plutôt quelqu’un de très sensible et singulier que quelqu’un de très technique ?  

J’entends des gens techniquement bons, et je me dis « Waouh, waouh.» Mais j’entends quelque chose qui me fait sourire, et c’est cela la musique.  Très peu de musiciens me font sourire.  Mon premier héros, je l’ai rencontré et je lui ai serré sa main. J’avais 10 ans. C’était Louis Armstrong. L’homme qui est probablement le roi du jazz et qui a fait du jazz ce qu’il est. Il ne jouait pas seulement bien. Il divertissait, il rendait tout le monde heureux. C’est ce que j’ai vu à 10 ans. 

Vous étiez également ami avec Miles Davis ? 

Je le connaissais très bien. J’avais beaucoup de choses en commun avec sa façon de penser. La première fois que nous nous sommes rencontrés, je jouais dans un bar et il est entré avec des amis. Il est venu vers moi et m’a demandé où j’avais appris à jouer comme ça. Je ne savais pas quoi dire parce que Miles était déjà une star. Une grande star et que je ne savais pas ce que je jouais, je m’amusais simplement au piano. C’était avant qu’il commence à faire plus de jazz-rock. Il est venu vers moi et il m’a écrit son numéro de téléphone. Il m’a dit « vient chez moi ».  J’ai commencé à aller chez lui juste pour m’asseoir avec lui. On discutait juste lui et moi.  Je ne faisais pas partie du groupe, je ne le voyais pas en public, juste une amitié intime.  On parlait de tout, de jazz, de boxe…

Il-y-a-t-il  des similitudes entre la boxe et le jazz ? 

Oui parce que le grand truc de la boxe, quand deux boxeurs se battent, c’est le rythme. Comment le rythme se déroule. Quand on voit deux boxeurs avec un mauvais rythme, c’est ennuyeux.  Muhammad Ali par exemple, il avait du rythme, il boxait. Miles Davis et moi avions cette discussion sur la boxe.  La façon dont je jouais lui plaisait. Nos discussions étaient privées. Miles m’a confié des choses que je n’ai jamais dites. 

Dans votre dernier album, vous jouez une chanson de Charlie Chaplin, Smile. Charlie Chaplin était aussi un autodidacte. Pensez-vous que vous ayez des points communs ? 

 Charlie Chaplin est mort depuis longtemps. C’est comme Louis Armstrong pour moi.  Il est venu de Londres en Amérique à l’époque de la Grande Dépression, il a créé ce personnage si touchant, puis a été confronté à plein de problèmes et a dû quitter l’Amérique.  Les paroles de la chanson« Smile » sont très émouvantes « Souriez, même si votre cœur vous fait mal, Souriez, même si vous avez le cœur brisé.» C’est à propos de la positivité. Quand je joue, je ne pense pas à ce que je dois jouer , je veux juste rester positif et ne pas transmettre quelque chose de négatif.  Mais Chaplin avait quelque chose que je n’avais pas. J’ai toujours été paresseux. Je ne travaillais pas le piano. Je ne voulais pas devenir célèbre. Tout pour moi est un miracle. Vraiment. Un grand, grand miracle. Moi, je ne savais même pas que je pouvais gagner de l’argent en jouant du piano. Au début, je jouais et les gens disaient : je veux que tu viennes jouer à cette fête, à ce mariage. Et ils me payaient. Cela remonte à très longtemps. Et me voici aujourd’hui, j’ai une carrière. Je dis aux gens que c’est une erreur spirituelle. John Coltrane était un musicien très spirituel aussi.  Il consommait déjà de l’héroïne, mais il a dû s’en sortir et pour cela, il priait. C’est ce qu’il a fait sur *Love Supreme*. Je ne vais pas faire de sermons, mais ce qui fait la différence entre les gens, c’est à mon sens le  respect pour une certaine forme de spiritualité, de mysticisme.    

Visuel : © H K