Jeudi 11 juillet, la Scène du Casino a accueilli deux fleurons du groove polymorphe pour une soirée explosive d’énergie et de bonnes vibrations. Les musiques traditionnelles et le syncrétisme du nouveau jazz londonien du groupe Kokoroko et l’unique style du multi-instrumentiste autodidacte jamaïcain Masego galvanisent le public avec des performances énergisantes.
L’octet londonien Kokoroko (« sois fort » en urhobo) ouvre le spectacle aux sons des cuivres : Sheila Maurice-Grey, trompettiste et cheffe de bande, et la tromboniste Anoushka (« Noushy ») Nanguy introduisent la séquence instrumentale de « Love and Death » d’Ebo Taylor. Les musiciens britanniques de diverses origines afro-caribéennes rendent hommage à une figure essentielle de la scène highlife ghanéenne et s’inscrivent dans un héritage musical au croisement de l’afrobeat et du nouveau jazz.
Le groupe enchaîne avec plusieurs titres de leur album Could We Be More, sorti en 2022 et acclamé par le public et la presse pour son parfait dosage d’énergie, de relâchement, de danse et de beauté. L’euphorique « War Dance » avec son épique solo de guitare ; « Tojo » avec son ravissant solo de percussions et ses sonorités cuivrées évoquant un paysage aride à la levée du soleil ; ou encore, l’ambiance douce-amère de « Ewa Inu » en sont des exemples éclatants.
Le percussionniste Onome Edgeworth exprime sa joie d’être à Montreux, « un festival que chaque musicien rêve de faire », dans ce « magnifique écrin » qui leur fait oublier « le voyage épouvantable » qui les a menés jusqu’à la Riviera vaudoise. Kokoroko partage ensuite avec le public attentif et réceptif plusieurs morceaux inédits son prochain album. « Nous aimerions tester quelques chansons » , explique Edgeworth. À en juger par l’excellent accueil que le public leur réserve, le résultat plaît. Le groove de « We Are » nous transporte dans la vie nocturne de Lagos dans un double-decker londonien ; « Never Lost » inclut un très beau solo de Yohannes Kebede au clavier et « Doo Doo Dah » engage le public dans un refrain avec les vocalistes sur la scène.
« On joue quelques reprises ? », propose Edgeworth, comme si la pensée venait d’effleurer son esprit. Si les spectateurs hésitaient à se lancer il y a quelques instants, leur timidité se dissipe dès les premières mesures de « Only You » de Steve Monite. Comme un seul homme, ils bondissent de leurs sièges pour danser et ils ne s’asseoiront pas avant la fin du prochain morceau, « Baba Ayoola ». Une fois de plus, Kokoroko démontre son incomparable capacité d’emmener le public dans leur éclectique univers musical.
Edgeworth introduit la chanson la plus attendue de la soirée avec l’histoire de sa genèse en Gambie. « Nous avons écrit cette chanson sur le toit d’une maison en Gambie. Beaucoup de personnes de cette région ont entrepris des voyages insensés pour venir en Europe. Cette chanson nous a donné notre liberté et nous voulons célébrer l’endroit qui l’a inspirée. »
Paru dans la compilation We Out Here, « Abusey Junction » a fait sensation dès sa sortie en 2019. Récoltant plus de 30 millions de vues sur YouTube le tube a propulsé le jeune groupe indépendant au-devant de la scène jazz internationale. A Montreux, Kokoroko nous offre une interprétation somptueuse de ce morceau ensorcelant d’une irrésistible mélancolie aux accents de l’Afrique de l’Ouest. Devant un public heureux, qui danse et chante, Kokoroko termine la soirée en beauté avec « Something Is Going On ». Un joli clin d’œil à Stevie Wonder et Marvin Gaye.
Après l’entracte, l’ambiance groovy cède la place au TrapHouse Jazz, un mélange rétrofuturiste de trap soutenu par de grosses caisses et de cadences de rap, attribué à Masego. Ce magicien du son investit la scène avec l’aplomb, la confiance, l’humour et la virtuosité d’un inventeur du genre musical qui n’a de comptes à rendre à personne.
Originaire de Jamaïque, Micah Davis, dit Masego (« bénédiction » en tswana), est élevé par un père militaire et une mère entrepreneuse, tous les deux pasteurs. Enfant hyperactif, Masego grandit dans un foyer chrétien « avec plus de 200 vinyles sur les murs » et apprend, en regardant des vidéos sur YouTube, à jouer à la batterie, au piano, à la guitare, à la basse et au saxophone, qui deviendra son instrument de prédilection.
Vêtu d’une tunique et portant des lunettes de soleil, Masego entre en scène au son de « Michelle » de Beatles qui ouvre sa chanson « Navajo », la première de la setlist. Il entraîne immédiatement avec lui un public qui le suivrait sans battre un cil par-dessus d’une falaise.
« Il y a beaucoup de femmes plus âgées ici, n’est-ce pas ? », lance le jeune homme de 31 ans sous une salve d’applaudissements. Avant d’enchaîner sur les tubes de son album Lady, Lady, dédiés aux femmes et pétris d’une tendresse brutale qui semble habiter ce grand romantique. Après « Queen Tings, » il recrute les spectateurs pour chanter « Old Age » avec lui. « À mon « sugar », vous répondez « mama » ! À mon « old » vous répondez « lady » ! À mon « foxy » vous répondez « lady » ! » Le public s’exécute et parachève ainsi la communion remarquablement orchestrée avec cet artiste magnétique à souhait.
Masego proclame ensuite que « toute la musique jazz est une musique noire », ramasse un bouquet de roses aux tiges longues et les jette, une par une, aux femmes dans la salle qui tendent les bras pour les attraper. Un peu plus tard, il se défera aussi une liasse de faux billets en chantant les « Money, Money, Money » (repris par le public) de son tube « Mullah’s dream. » Il dansera – superbement – , fera du « beat from scratch », demandera au public de « faire du bruit » pour son groupe, pour son saxophone, pour son pays… Il enfilera un tablier, puis le drapeau jamaïcain, promettra de mettre sa sueur en vente sur eBay après le spectacle, et d’autres numéros du même acabit. Sa performance est clairement maîtrisée jusqu’à la dernière improvisation.
Il nous offrira ensuite plusieurs titres de son récent album, dont « What You Wanna Try», « Two Sides of Me », « You Never Visit Me. » Masego, sorti en 2023, reflète une plus grande maturité thématique sans pour autant compromettre la fraîcheur et l’originalité de cet artiste étonnant. Ce dernier quittera la scène pendant le solo de Jonathan Curry, qui mâchera son chewing-gum comme s’il n’était pas en train de démonter la baraque. Masego reviendra en dansant et soutiendra le dernier aigu improbable de « You Never Visit Me » jusqu’à être submergé par les applaudissements et les cris d’un public en extase.
Visuels : ©Lionel Flusin ©Marc Ducrest