Ce dimanche 14 juillet, deux artistes américains éclectiques et captivants se produisent sur la scène du Casino : Jalen Ngonda, acclamé comme l’une des nouvelles grandes voix de la soul moderne, et Brittany Howard, chanteuse, guitariste et compositrice dont le charisme et la voix nous ravissent. Un bol énergisant d’air frais et de joie de vivre.
Un grand jeune homme en pantalon cloche blanc, chemise blanche aux rayures fleuries et guitare électrique noire s’installe devant le micro devant la salle comble du Casino. Les spectateurs qui n’ont jamais entendu sa voix sont consternés de découvrir le falsetto cristallin de cette réincarnation troublante de Marvin Gaye. L’étendue vocale de Jalen Ngonda et l’apparente facilité avec laquelle il manipule les registres entre le baryton et le falsetto, sont renversantes ; son timbre riche et nuancé est suffisamment âpre pour livrer un coup de poing émotionnel, mais aussi remarquablement et heureusement dénué d’affectation.
Le jeune prodige de 29 ans d’ascendance zambienne est élevé́ au Maryland, dans la banlieue de Washington DC, dans une famille de mélomanes. Il s’initie au violon, à la guitare et au piano dès l’école primaire et commence à composer à 14 ans. Bercé par les vinyles R&B et soul de la Motown de son père, travailleur social et amateur de Prince et de Michael Jackson, mais aussi de The Temptations, Mary Wells et Smokey Robinson, Jalen Ngonda fait ses débuts à la batterie dans une église. Reconnaissant son talent, les paroissiens s’organisent pour lui financer des études à l’Institute for Performing Arts à Liverpool, en Angleterre, où il réside depuis. En 2019 il fait connaissance de Neal Sugarman. La rencontre changera sa vie car le saxophoniste américain – présent ce soir sur la scène du Casino aux côtés de Ngonda – est aussi le cofondateur de Daptone.
C’est sous ce prestigieux label new-yorkais que Ngonda enregistre son premier album Come Around And Love Me, en 2023. En une heure intense et riche en émotions, cet auteur-interprète magnétique en déroulera les titres, à commencer par le dernier, « Rapture », qui séduit avec sa section rythmique entraînante et son grand accompagnement orchestral. Le rythme soul dansant de « Don’t You Remember » met quelques spectateurs sur les podiums en mouvement. S’essuyant le front avec une petite serviette noire, Jalen Ngonda prend brièvement la parole. Il s’adresse au public avec une voix grave et chaude : « Bonjour, Montreux ! J’espère que tout roule pour vous. Je m’appelle Jalen Ngonda et je suis ici pour vous divertir. »
Il enchaîne avec « That’s All I Wanted From You » où on l’entend étirer sa voix jusqu’au cri avec une superbe puissance, « It Takes a Fool », qui nous offre une autre belle démonstration de son éblouissante prouesse vocale, et « Give Me Another Day », une chanson pétrie de désir et de nostalgie. « Vous aimeriez chanter avec moi ? » Il invite le public jeune et enthousiaste à répéter après lui, mais le résultat n’est pas concluant. Sans doute, personne ne se sent à la hauteur du modèle. Gracieux, Ngonda passe à la chanson suivante avec le sourire. « Please Show Me » est une douloureuse exploration d’un chagrin d’amour dans des aigus vertigineux qui lui attirent des applaudissements chaleureux.
Il introduit « Come Around And Love Me » en même temps qu’il accueille Neal Sugarman. « Montreux ! Ça roule toujours pour vous ? Quel plaisir que de jouer cette chanson en concert ! » La chanson-titre de son album, très mélodieuse et empreinte de l’influence de Marvin Gaye et de Gamble and Huff, nous offre aussi un superbe solo de Sugarman au saxophone. Après ce morceau dansant, Ngonda change d’ambiance avec « My Funny Valentine », chanté avec la douceur d’une Judy Garland dans Le Magicien d’Oz, jusqu’au moment où, descendant d’une octave, il nous fait sursauter de surprise. Les rires éclatent quand il grimpe à nouveau dans le falsetto comme si de rien n’était.
« I’m So Glad I Found You » est une exploration plutôt réussie du son de Billy Steward et de Gene Chandler, tandis que « What a Difference She Made » et « Just Like You Used To » semblent davantage influencés par Curtis Mayfield, la légende de la soul qui compte parmi ses modèles. Les applaudissements appuyés et des cris de déception accueillent l’annonce de la dernière chanson – la très stimulante « If You Don’t Want My Love », chanté en chœur avec un public irrémédiablement ensorcelé.
Après l’entracte, c’est Brittany Howard et son groupe qui investissent la scène. Vêtue d’une ample robe qui attire tous les regards, la fondatrice et ancienne chanteuse principale d’Alabama Shakes, est une présence imposante. Et pas seulement à cause de la robe, même si, dans un concours de brillance, celle-ci battrait facilement une couverture de survie sous les projecteurs. Brittany Howard se pose devant son public, confiante et délibérée, tel un monument à la résilience et à la puissance acquise à la dure. Ses lunettes noires ne sont pas juste un accessoire de scène. Howard souffre d’une cécité partielle due au rétinoblastome, un cancer héréditaire de la rétine qui a coûté la vie à sa sœur aînée, Jaime, en 1998.
Brittany Howard est née le 2 octobre 1988 à Athens, Alabama, dans une famille marginalisée autant par la pauvreté que par la mixité raciale (sa mère est blanche, son père afro-américain). Elle grandit dans une caravane au milieu d’un dépôt de ferraille que son père revendait, chante du bluegrass avec son grand-oncle, et lutte pour survivre. Adolescente, elle remplit des sacs dans un supermarché, vend des voitures d’occasion, fait des pizzas chez Domino’s, nettoie des bureaux et livre le courrier le long d’un chemin rural, comme elle l’explique dans une interview au New Yorker : « Je travaillais treize heures à la poste, je me changeais et je filais à la répétition [d’Alabama Shakes]. »
Boys And Girls (2012), le premier album d’Alabama Shakes, s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires aux États-Unis. Brittany Howard, qui n’avait jamais quitté son Alabama natal, partira en tournée. « Je n’avais jamais vu de montagne avant. Je me souviens de la première fois que j’ai vu le désert et l’océan. » Rapidement, Howard attirera l’attention des admirateurs célèbres, parmi lesquels Barack et Michelle Obama, Paul McCartney et Prince. Après deux albums qui marchent du tonnerre et raflent quatre Grammys, Brittany Howard décide de quitter le groupe pour se lancer dans une carrière solo. Son étrange et poignant premier album Jaime, en hommage à sa sœur décédée, sort en 2019.
Ce soir au Casino, elle ouvre le show avec « Earth Sign » et « I Don’t », deux titres de son nouvel album What Now (2024). Acclamée par le public et la critique, What Now est une compilation délicieuse et superbement ficelée de narrations vocales puissantes, entraînantes et mélangeant avec brio des styles qui vont du rock au jazz psychédélique, en passant par la soul, le R&B, la house et l’éléctro-funk. « Comment allez-vous ce soir ? » Brittany Howard s’adresse au public en allongeant ses voyelles, à la manière des gens du sud des États-Unis Elle évoque sa tournée « merveilleuse » et nous fait part de sa joie d’en jouer le dernier concert à Montreux où elle n’est pas revenue depuis 2012. La fin de sa phrase est déjà submergée par les rythmes captivants de « Patience ».
Le public du Casino ce soir est aussi varié que la musique qu’il vient écouter. Un vieux monsieur chaussé de sabots en cuir rouge laqué, un quadra télétransporté des années 1980 avec son gilet en jean clair et sa coupe mulet, ou encore une jeune femme à l’allure de k.d. lang qui danse comme James Brown, en sont quelques exemples resplendissants. L’ambiance est enjouée, d’autant plus que Brittany Howard chante maintenant le single qui lui a fait remporter le Grammy en 2019, « Stay High ». Sa voix puissante sur toute la tessiture et délicate dans la nuance, semble pouvoir faire tout et n’importe quoi, toujours avec la même confiance joyeuse. Réflexion orageuse et dystopique sur les déceptions amoureuses, « Red Flags » est un petit chef-d’œuvre et facilement la meilleure chanson de son album, alors que « Samson » introduit une ambiance mélancolique et électronique, dominée par le clavier de Paul Horton et la guitare d’Alex Chakour.
« Je traversais une crise émotionnelle quand j’ai écrit cette chanson. Je me suis retrouvé dans une relation que j’étais la seule à porter. Vous voyez de quoi je parle ? » « Ouiiii ! » répond le public comme un seul homme. « Alors, écoutez bien tout ce qu’il ne faut pas faire, » elle rit avant de se lancer dans une interprétation musclée de « Baby », suivi de « Georgia » et « Goat Head », des titres de son album Jaime. À l’époque, de nombreux critiques l’ont comparé à Janis Joplin. Mais cela fait longtemps déjà que la femme splendide, brillant de tous les feux, qui danse devant nous avec la légèreté d’une ballerine, s’est affranchie de l’écorchure de Janis Joplin pour enfiler la majesté de Jessye Norman.
« 13th Century Metal » est un mélange agité et étonnant de percussions et de synthétiseurs, créant un rythme urgent, couronné par un superbe solo de batterie de Nate Smith qui accompagne les paroles tout aussi fortes d’Howard : « Je m’engage à m’opposer à ceux dont la volonté est de nous diviser et qui sont déterminés à nous maintenir dans les âges sombres de la peur. » Brittany Howard clôturera le concert avec une séquence de titres de son dernier album parmi lesquels les vibrants « Every Color Of Blue » et « Power To Undo ».
Mais le public n’est pas prêt à se séparer de la présence impérieuse qui l’a tenu en haleine depuis une heure et demie. Ses applaudissements insistants feront revenir Brittany Howard pour deux bis, dont la chanson-titre « What Now ». « Waouh ! Je m’achète le disque direct ! » annonce la coupe mulet à personne en particulier. k.d. lang lève le pouce en sa direction : « You got it, man ! »
Visuels : ©Marc Ducrest ©Anna Francesca