Samedi 13 juillet, deux légendes investissent la Scène du Lac : la Canadienne Diana Krall et le Britannique Jamie Cullum. Si Diana Krall déçoit ses fans avec une prestation léthargique, Jamie Cullum met le feu au lac. Performance inoubliable de ce prodige du jazz et de sa formidable équipe !
La Scène du Lac baigne dans une somptueuse lumière cuivrée, ce qui ne peut que soulager le directeur du Montreux Jazz Festival, Mathieu Jaton (voir notre interview ici), car de puissants orages ont obligé les organisateurs à décaler déjà deux concerts de plus d’une heure et demie. C’est avec un enthousiasme sincère que Mathieu Jaton annonce la première star de la soirée, « l’une des plus grandes personnalités du jazz aujourd’hui », Diana Krall.
Sous les applaudissements appuyés, Diana Krall et ses musiciens entrent en scène. Vêtue d’un trench noir et portant des lunettes noires qu’elle n’enlèvera pas de la soirée, la « reine du jazz » multiprimée s’installe devant son Steinway et se lance, sans mot dire, dans « Almost Like Being In Love ». Le velours rouge en fond de scène donnerait au tableau l’aspect feutré d’un club de jazz si ce n’était la brise qui bousculait le rideau et révélait des panneaux en contreplaqué derrière. La deuxième chanson, « All or Nothing At All », nous offre quelques jolies improvisations de son percussionniste, Matt Chamberlain, et de son bassiste, Sebastian Steinberg, que Diana Krall présente quand elle prend brièvement la parole.
Les premières notes de « I’ve Got You Under My Skin » attirent des applaudissements du public qui reconnaît la célèbre reprise de Cole Porter. Diana Krall l’interprète de la voix fumeuse d’une artiste de cabaret dans les petites heures du matin. On ne peut pas s’empêcher de penser que ce spectacle aurait toute sa place dans la salle plus intime du Casino. Car, aussi légendaire soit-elle, la star canadienne n’arrive pas à investir la Scène du Lac de manière convaincante, malgré les efforts louables de ses musiciens qui nous livrent pourtant quelques moments de bonheur.
Avalant ses syllabes, Diana Krall introduit le prochain classique de son programme, « Comes Love » de Billie Holiday. Les spectateurs, parmi lesquels beaucoup de couples, commencent à discuter ou à se bécoter entre eux pendant de longs passages instrumentaux plus soporifiques que dansants. Un solo de percussions au milieu de la chanson attire quelques regards vers les écrans géants de chaque côté de la scène, mais l’enchantement n’est clairement pas au rendez-vous. « Elle était beaucoup mieux la dernière fois, dit une spectatrice voisine comme pour excuser son idole d’une performance qui laisse à désirer. Je l’ai vue en Stravinsky [la salle historique du festival fermée cette année pour travaux] en 2011, c’était autre chose. »
« The Girl In The Other Room » attire des applaudissements tièdes. Ni la basse solo qui introduit la reprise de Duke Ellington « Do Nothing Till You Hear From Me » ni l’excellent solo de piano de Diana Krall n’arrivent à engager le public. Pourtant, le prochain grand classique « Just You, Just Me » nous offre un prodigieux passage de Sebastian Steinberg qui impressionne autant par la maîtrise technique de son instrument que par le show qu’il en fait. À côté, une bénévole du festival commente l’impressionnante tignasse assortie d’une longue barbe blanche du bassiste qui paraît à l’écran : « Je me demande si ce n’est pas Moïse quand même. »
Telle la Belle au bois dormant réveillée de son sommeil, Diana Krall reprend la parole pour dire « C’est très émouvant pour moi de vous voir tous réunis ici… ». Une jeune femme crie : « Je t’aime ! » et la diva répond « Je t’aime aussi » avec la voix langoureuse d’une Meryl Streep dans Le Diable s’habille en Prada. Elle enchaîne avec « In the Wee Small Hours of the Morning », une ballade mélancolique pour voix et piano, enregistrée par Frank Sinatra en 1955. Après « Mr. Soul » de Neil Young, la reprise « How Deep Is The Ocean » se prolonge dans un solo de basse, accompagné par des applaudissements du public et le spectacle se termine avec « Let’s Face the Music and Dance » à 21 h 07. Les applaudissements se font insistants jusqu’à ce que Diana Krall revienne pour « A Simple Twist of Fate » de Bob Dylan. « Elle n’est pas très souriante » , opine un spectateur et applaudit mollement.
Pendant l’entracte, le Steinway à queue est remplacé par un Yamaha demi-queue et les appliques dorées en forme de coquillages sont rangées dans des caisses en bois. La Scène du Lac se remplit de percussions et de pieds de micro. Des jeunes hommes dynamiques s’affairent à tester le son et le public se permet à nouveau de rêver. « Il paraît que le prochain groupe est très bien », dit la spectatrice qui trouvait Diana Krall « casse-bonbon ». Tout le monde mise désormais sur Jamie Cullum pour amortir leur onéreux billet car « les prix ont beaucoup augmenté depuis les temps de Claude Nobs », le fondateur de Montreux Jazz Festival mort en 2013.
Quoi qu’il en soit, Jamie Cullum et ses musiciens ne décevront pas. Le groupe qui investit la scène déborde d’énergie, de professionnalisme et de bonne humeur, et son leader est un showman au charisme des plus grandes star du rock. « It’s amazing », peut-on lire sur ses lèvres quand il s’installe devant la foule. Menu, souple et souriant, Jamie Cullum ouvre le spectacle au piano avec un « Don’t Stop The Music » ressenti et jazzy. « Qué simpatico ! », s’exclame une spectatrice.
Dès le deuxième morceau, le jazzman de 44 ans à l’allure de Peter Pan crée une ambiance rock’n’roll. « Bonsoir Montreux, je m’appelle Jamie Cullum », dit-il en français, avant d’entamer avec « Get Your Way », un morceau dansant, agrémenté d’éclats de cuivres. Il enchaîne avec « What’d I Say Assis » de Ray Charles et montre que, assis ou debout, il joue au piano comme un dieu.
Il chante « I want to live my life like a work of art », les premières mesures de « Work of Art », qu’il dédicacera à Claude Nobs. Le public déjà totalement conquis chante le refrain avec lui. Accompagnant son récit au piano, il raconte son premier concert à Montreux il y a vingt ans et fait directement la transition avec la ballade « These Are The Days » de son album Twentysomething de 2003. Sa voix chaude, ample et polyvalente semble aussi souple que lui-même : Cullum n’hésite pas à sauter sur le piano ou dans la foule si l’envie lui prend.
« Everybody Wants To Be a Cat », la chanson emblématique des Aristochats de Disney, nous fait entendre de splendides solos de Tom Richards au saxophone et de Rory Simmons à la trompette, mais ce sont surtout les vocalistes Aisha Stuart et Marc Henderson qui en mettent plein la vue. Leur éblouissante présence scénique est autant une célébration bouillante de la musique qu’une joyeuse incarnation de l’esprit body positive. Impossible de ne pas adorer Henderson qui danse comme un furibond au rythme déchaîné de la batterie solo. Le plaisir et la griserie règnent sur le plateau et Jamie Cullum guide sa troupe et les spectateurs à travers son univers comme un parfait maître de cérémonie. Avec une élégance facile, il évoquera chaleureusement la mémoire de Claude Nobs, saluera le travail de la direction actuelle. Il la remerciera aussi de l’opportunité de se produire aux côtés « d’une légende absolue comme Diana Krall ».
« Claude nous a toujours encouragés à prendre le risque à Montreux et je me suis dit « que puis-je faire », à part me déshabiller, mais j’ai peur de faire exploser Internet comme Kim Kardashian » , se moque Jamie Cullum gentiment avant d’annoncer qu’il jouera une chanson qu’il est en train d’écrire. « Une idée qui trotte dans ma tête. Je ne l’ai jouée à personne encore. » La ballade « Reasons To Reach », qu’il accompagne au piano, lui attire un tonnerre d’applaudissements. Il descend dans la foule et chante « Mankind », captivant chaque spectateur qu’il croise avec un regard ou un geste. Il enchaîne avec « Twentysomething », « Uptown Funk » et « Taller », chanson-titre de Taller, son album le plus intime. Visiblement en manque d’exercice, Jamie Cullum grimpera sur le piano pendant la chanson « When I Get Famous » et en sautera avec une grâce toute féline, pendant que le public chante en chœur le refrain.
Il terminera pour une première fois le concert avec une version XXL de « You And Me Are Gone » augmentée d’une jam session, d’une deuxième danse du derviche tourneur Henderson, à qui se joindra le public du parterre et dans les loges, et de deux solos extraordinaires, celui de Brad Webb à la batterie et de Rory Simmons à la clarinette. Le public scandera « One more, one more… » jusqu’à ce que la bande revienne assez vite pour jouer encore deux morceaux : « Mixtape » avec des milliers de téléphones allumés et « What a Difference a Day Made ». Après quoi Jamie Cullum fermera le couvercle de son piano.
« Génial ! », « Formidable ! » « Ah, c’est autre chose ! » sont autant d’expressions d’émerveillement des spectateurs, parmi lesquels nombreux étaient venus entendre Diana Krall pour repartir admiratifs de Jamie Cullum. Cela aussi, c’est la magie de Montreux Jazz Festival.
visuels : © Thea Moser © Lionel Flusin