Ce soir du 9 juillet, deux artistes que tout distingue, se produisent sur deux scènes différentes du Montreux Jazz Festival. L’incontournable icône rock britannique PJ Harvey investit la Scène du Lac sous un ciel bleu et un petit vent frais, alors que la légende américaine de la soul et de la pop, Dionne Warwick, déploie son charme magnétique sous la chaleur accablante du Casino, un mouchoir pour s’essuyer le front dans la main.
À vingt heures pétantes, alors que de nombreux spectateurs font encore la queue devant le bar ou avancent prudemment avec leurs boissons, PJ Harvey entre en scène. Son visage est pâle et renfermé et son corps mince est couvert d’une longue cape blanche aux impressions d’arbres. Telle une grande prêtresse s’apprêtant à remplir sa fonction sacerdotale, elle balaye du regard les majestueux sommets en face d’elle et se lance dans le titre éthéré « Prayer at the Gate » sans un mot adressé aux spectateurs. « Même pas un bonjour ? » s’étonne un jeune homme. « Elle est perchée, c’est sûr ! » lui répond un voisin, sirotant sa bière avec autorité. L’égérie du rock indé est pourtant réputée pour sa timidité.
En fond de scène, des visuels défilent dans les couleurs bleu et orange : des surfaces fissurées, évoquant des écorces d’arbres ou des stigmates d’une douleur ancienne. PJ Harvey enchaîne les titres de son dernier album I Inside the Old Year Dying, inspiré par le poème narratif Orlam et écrit dans le dialecte de son Dorset natal. Sa voix est d’une sauvagerie douce, tantôt ample et généreuse, tantôt lancinante et insaisissable, mais toujours maîtrisée et intense sur toute la tessiture. Son expression figée et ses gestes dramatiques et minimalistes s’inscrivent dans une chorégraphie étudiée pour créer l’univers archaïque, étrange et dérangeant qui la caractérise.
Le public applaudit chaleureusement, mais ne s’emballe que lorsque la rockeuse anglaise et l’ex-compagne de Nick Cave, chante des tubes de son album Let England Shake, notamment « The Glorious Land », « Let England shake » qu’elle accompagne d’une cithare électrique, mais surtout la chanson coup de poing « The words that maketh murder » chantée avec ses musiciens. Aussitôt les spectateurs concentrés et prêts à la suivre, PJ Harvey les entraîne dans une nouvelle séquence intimiste avec « A child’s Question August » et « I Inside the Old I Dying. » Lorsque son inimitable voix d’alto caresse les mots « Love me tender. Tender love », PJ Harvey esquisse un petit sourire hésitant.
Elle enlève sa cape et on passe à la vitesse supérieure avec « 50ft Queenie » de son second album Rid of Me, suivie de « Black Hearted Love » qui fait danser sans grande conviction quelques spectateurs dans le parterre, mais la déchirante « Angelene » va aussitôt les arrêter dans leurs pas incertains. La rockeuse poétesse, parfois comparée à Patti Smith, chantera « The Garden » assise derrière un petit bureau installé sur la scène, écrivant dans un cahier, ses cheveux illuminés à contre-jour. « On dira qu’elle a oublié le texte » ricane un spectateur voisin. Comme pour faire taire cet impertinent, elle se lève pour chanter a capella « The Desperate Kingdom of Love ». On pourrait entendre une épingle tomber.
Elle clôturera le concert avec la brochette de ses grands tubes des années 1990 : « Man-Size », « Dress » et « Down by the Water ». Un vrai sourire, cette fois-ci, accompagnera les seules paroles que Polly Jean Harvey adressera au public avant de s’éclipser : « Merci. Cela a été un grand plaisir pour moi de chanter pour vous dans ce bel écrin. Je vous présente mes musiciens Giovanni Ferrario, Jean-Marc Butty, James Johnston et John Parish. »
À deux pas de la Scène du Lac, une toute autre ambiance règne au Casino. La chaleur ambiante y est oppressante. La climatisation, tombée en panne au début de la soirée, a été rétablie, « mais la salle est comble et basse de plafond et on n’arrive pas à baisser suffisamment la température, » explique l’une de nombreux bénévoles qui distribuent des bouteilles d’eau et des éventails en papier avec une efficacité redoutable.
La diva de 83 ans entre en scène comme une reine. Cheveux blancs courts, ensemble plissé aux fines rayures blanches et vertes, boucles d’oreilles scintillantes, croix discrète autour du cou… Élancée et souriante, la légende afro-américaine de la pop n’a rien perdu ni de son charme ni de son élégance. Dionne Warwick nous raconte d’emblée que sa voix a pâti du climat écossais, pays où elle a séjourné récemment, et elle nous en fera plusieurs démonstrations pleines d’espièglerie et d’autodérision. « Mais, quoi qu’il en soit, l’heure est au bon temps, alors détendez-vous et profitez ! » Les fans ne demandent pas mieux. « Yeah! Wow! Amazing! » entonne un compatriote aux airs de Michael Moore (casquette rouge comprise) qui nous régalera de ces interjections tout le long de la soirée.
« Walk On By », le numéro 1 de Cash Box Rhythm and Blues Chart de 1964, ouvre la soirée. La voix de Dionne Warwick a, certes, changé en soixante ans, mais son charisme séducteur compense largement la perte de tonicité vocale. Le public, composé majoritairement de femmes et de couples d’un certain âge, est dévoué et attachant. Alors que les tubes des années 1960 s’enchaînent, les spectateurs chantent en chœur « Anyone Who Had a Heart, » « You’ll Never Go To Heaven » et « I’ll Never Fall In Love Again ». Les couples grisonnants agitent leurs éventails et se serrent les uns contre les autres, sans doute en souvenir d’une douceur de jeunesse. Sur le téléphone d’un voisin, un message écrit en grandes lettres accompagne une photo de Warwick sur scène : « Elle est extraordinaire ! »
Dans la deuxième partie de la soirée, Dionna Warwick introduit longuement un invité surprise prénommé David Eliott : « Un jour, il m’appelle pour me dire qu’il veut devenir policier. Il sort deuxième de sa classe et intègre la force de Los Angeles. Douze ans plus tard, il m’appelle pour me dire qu’il veut partir au Honduras pour devenir instructeur de plongée. Il obtient son certificat. Ensuite, il veut devenir pilote. » Le public rigole en apercevant un grand gaillard, vêtu d’un ensemble trois pièces à carreau complété par une cravate et un mouchoir roses, se faire gentiment gronder par une Dionne Warwick débordante de fierté. « Vous voyez devant vous un pilote certifié, qui de plus a joué dans un film aux côtés de Will Smith. » Ensemble, ils chantent « I Say a Little Prayer » et, arrivée à la note aiguë de la fin, Warwick met Elliott sur la sellette. « Sérieux ? Tu vas me faire ça ? » Après un va-et-vient comique interprété à la perfection par deux professionnels du showbiz, Eliott s’exécute majestueusement. « Je savais que tu le ferais mieux que moi, » sourit Warwick avant de délivrer sa punch-line : « Une chose que je ne vous ai pas encore dite : ce jeune homme est aussi mon fils aîné. » « Aie, maman… » gémit le fiston.
Après cet interlude bien huilé d’échange filial, la soirée se poursuit avec « Do You Know the Way To Saint Jose? » et quelques remarquables solos de piano, des percussions et de la basse. Pendant que les instrumentalistes montrent leur savoir-faire, la diva reste assise sur sa chaise haute et s’essuie le front en soupirant. Elle reprend le micro pour introduire les musiciens : Renato Braz aux percussions, Jeffrey Lewis à la batterie, Danny Morales à la basse et Todd Hunter au piano. « Yeah! Wow! Amazing! » s’exclame la casquette rouge au premier rang. Gracieuse, Warwick lui lance pourtant un regard qui aurait dû le faire taire. Hélas… Elle enchaîne avec une pensée pour le monde qui va mal et invite, au travers de la chanson « If I Want To », chacun d’entre nous à contribuer à combattre « le chaos » et « les horreurs ».
Elle termine sur deux classiques feel-good : « What the World Needs Now » et « That’s What Friends Are For ». Les spectateurs chantent les paroles avec la diva qui serre la main de son fils. Ensemble, ils chantent : « for the times when we’re apart … close your eyes and know … you can always count on me. » Bondissant de leurs sièges, les spectateurs assis applaudissent et sifflent. Une voix puissante se lève du premier rang : « Yeah! Wow! Amazing! »
Visuels : ©Emilien Itim ©Lionel Flusin ©Hannah Starman