Quatre stars ont créé une nouvelle constellation dans le ciel de Jazz à Juan samedi soir. Brad Meldhau (piano), Chris Potter (saxophone), John Patitucci (contrebasse), Jonathan Blake (batterie) réunis dans un « supergroupe », comme on dit en rock. Pourtant, c’est du jazz. Enfin non, c’est aussi du classique. En variant le ton par exemple, c’est un rock, du classique… Bref, c’est de la musique sans frontières.
Par Hannah Kay
Brad Mehldau est un romantique érudit qui a beaucoup réfléchi sur l’humain et la vie. Les longs textes où il cite des philosophes comme Nietzsche ou Hegel le montrent. Brad est un penseur, un théoricien. Il écrit sur la musique, sur les musiciens. Il admire Bach, l’étudie de fond en comble et lui dédie son dernier album en 2024. Mais c’est aussi un être sensible. C’est là tout son génie et ce qui fait son exception : allier une connaissance théorique incroyable à la sensibilité d’un poète si fragile.
La perfection n’est pas lorsqu’il n’y a rien à ajouter mais lorsqu’il n’y a rien à enlever. On tend vers la perfection, vers l’infini plutôt, comme une sinusoïde qui s’en approche toujours plus. Brad cherche les limites, explore sa liberté qu’il met au service de sa culture musicale phénoménale. Il a décortiqué Bach, Brahms, Fauré, Debussy, et cela s’entend dans chaque mélodie exposée. Il est à la fois un scientifique et un sensible, un connaisseur, un passionné d’harmonie avec une technique pianistique très sophistiquée. Il est aussi ce musicien qui ferme les yeux en jouant, assis très bas devant son piano, pour pouvoir poser sa tête le plus proche possible des touches et ressentir les vibrations qui nous caressent lorsqu’il effleure le clavier.
Ce 13 juillet, il nous a livré une fois de plus sa façon d’aimer, en toute sincérité. En se respectant, en se laissant s’exprimer et exister, les quatre musiciens de ce quartette se sont mutuellement écoutés tout au long du concert et ont dialogué ensemble en nous racontant chacun leurs histoires à travers leurs solos. Aucun combat d’ego, ni de nécessité d’impressionner le public, ils sont juste très présents dans l’instant. C’est une leçon d’humanité.
Le son profond du saxophone de Chris Potter résonne. On reconnaît les influences de Wayne Shorter et de la musique modale, de John Coltrane, Sonny Rollins, ou d’Ornette Coleman. Il va au fond du temps, souffle des notes longues et les laisse vibrer. Dans les résonances des silences, la musique devient un nouveau personnage sur scène, née de l’impulsion et des vibrations données par ces merveilleux musiciens, créant ainsi une nouvelle longueur d’onde qui nous dépasse, venue d’ailleurs, qui nous traverse.
Après l’exposition du thème principal par Chris Potter, chaque musicien développe le thème dans un solo. Brad s’amuse entre le fixe et le mobile, entre la musique écrite et la musique improvisée, il navigue doucement d’une tonalité à l’autre, il a son style à lui qui mêle toutes ses influences classiques, jazz, pop. On entend des clins d’œil à Thelonious Monk, à Wynton Kelly et à son jeu si joyeux et chantant. Harmonie et mélodie dansent ensemble. Main gauche, main droite aussi. Brad joue rarement les deux mains ensemble. C’est un jeu d’indépendance des deux mains, en contrepoint, avec la main gauche qui ponctue ce que dit la main droite. Il y a de la retenue parfois, de la sensualité dans cette liberté que le musicien se donne, s’écoutant et s’autorisant à s’attarder là où la mélodie l’entraîne. Le temps s’arrête, change d’aspect. Il est étiré, ce n’est plus le même. On se sent enveloppé par ces chants qui se construisent une note après l’autre, comme un poème avec des vers qui se suivent. On est comblé, on a le choix : on peut essayer de comprendre la musique de quartette ou choisir de la ressentir uniquement. Un peu comme quand on tombe amoureux, on ne sait pas pourquoi, on se sait pas comment, on le ressent et on est envahi.
Dans le jazz, on se perd parfois et c’est une musique qui peut être difficile à écouter . Dans les jam sessions (nuits d’improvisation où différents musiciens participent sans forcément se connaître), les musiciens jouent souvent ce qu’ils ont l’habitude de jouer sans faire attention aux autres, ce qui rend l’écoute et la cohérence parfois difficiles. Ici c’est tout autre chose et c’est comme si ces incroyables musiciens redevenaient des débutants ensemble, s’accordant une écoute rare. Chaque idée naît de la précédente, il y a une grande cohérence dans la créativité. Quand Brad Mehldau expose une mélodie, John Patitucci à la contrebasse la commente et lui pose une question en lançant une ligne de basse, discutant ainsi avec le pianiste pour développer son propos. John Patitucci pourrait être sorti d’un film de Martin Scorcese. Il danse avec sa contrebasse, l’enserre en titillant les cordes et lui sourit souvent. Corps immobile, ancré dans le sol, Jonathan Blake, batteur impressionnant de stabilité et de groove, les accompagne en bougeant uniquement les poignets et les mains pour taquiner la charleston. Il remplace Brian Blade qui était initialement prévu dans le projet et qui figure dans l’album Eagle’s Point de Mehldau/Potter/Patitucci/Blade. Les breaks de Blake sont parfaits et on se rappelle qu’il a joué, entre autres, avec le trompettiste Tom Harrell ou le pianiste Kenny Barron.
Le concert de ce soir nous montre qu’un artiste est un poète sensible au monde, aux émotions, appartenant à des univers multiples sans emprisonnement dans un style spécifique. On est séduit et on se laisse embrasser. « Un baiser, c’est un secret qui prend la bouche pour oreille » , comme dirait Cyrano de Bergerac.
visuels (c) HK