Un dimanche soir à 19h où l’on rencontre un grand jazzman, c’est le concept des concerts commentés au Sunside rue des lombards à Paris , une fois par mois, au cours d’une discussion musicale et inspirante entre le journaliste Lionel Eskenazi et le contrebassiste Jacques Vidal accompagné de Robin Mansanti à la trompette et au chant, Richard Turegano au piano et Philippe Soirat à la batterie. Ce 23 février, c’est une rockstar du jazz que nous avons croisé, le grand Chet Baker, trompettiste et crooner à la douleur qui chante, rebelle et fragile, icône des années 50 à 80.
Chet Baker est un ange fragile aux ailes brisées , comme nous le présente Lionel Eskenazi citant quelques mots de l’autobiographie du musicien « Comme si j’avais des ailes » : « Il semble que la plupart des gens sont impressionnés par seulement trois choses : quand on joue vite, quand on produit des notes aigues et quand on joue fort. Je trouve cela un peu exaspérant. » Chet, c’est le contraire, c’est le son d’une note à la trompette frêle et profond, ce sont les ballades qui plongent dans la nostalgie des histoires d’amour, c’est ce jeune homme de 16 ans qui s’engage dans l’armée américaine et se retrouve à Berlin-ouest en 1945 où il découvre le be-bop avec Charlie Parker et Dizzy Gillepsie, c’est ce visage d’acteur Hollywoodien à la James Dean , c’est l’innocence d’un poète qui rencontre la difficulté de vivre. Avec son talent de conteur, Lionel Eskenazi nous ouvre les portes de l’univers du musicien et nous apprend beaucoup sur son parcours de vie, ses rencontres marquantes, ses détours et ses virages, ainsi que ses albums mythiques.
Plongée dans les années 50, Alone together , premier standard joué sur la scène du Sunside par le quartet . Le trompettiste Robin Mansanti incarne le fantôme de Chet Baker ce soir. Voyage des notes aux mots, interlude sur le cool jazz raconté par Lionel Eskenazi. Mouvement initié à New York par Miles Davis avec son album « Birth of the Cool », l’exubérance des folies du be-bop est rejetée au profit d’un jazz plus élégant, à la recherche de timbres et de couleurs harmoniques, dans lequel s’inscrit Chet Baker. On croise beaucoup de monde dans ce jazz de la West Coast aux côtés de Chet, notamment les musiciens de Miles Davis, Gerry Mulligan et Lee Konitz ou le batteur Philly Joe Jones.
La musique reprend et après But not for me , le quartet de ce dimanche soir interprète la légendaire ballade My Funny Valentine . Chapeau bas quelques notes plus tard lorsque l’on découvre une version de Love for Sale de 1977 avec une ligne de basse au rythme binaire, qui groove et que reproduit parfaitement Jacques Vidal faisant vibrer d’un son puissant et engagé les cordes graves de sa contrebasse.
De la musique, mais aussi des récits de vie en plein cœur d’une société très violente, et c’est peut-être cela que l’on est venu chercher ce soir. La profondeur du son de Chet Baker, celle que l’on ressent immédiatement quand il tient une note à la trompette, ne vient pas de nulle part. A l’époque, l’histoire de la musique est aussi un engagement politique. Entre prison et apartheid, les musiciens blancs et noirs se retrouvent ensemble sur la scène des clubs de jazz à affronter les violences de la société américaine. Les groupes se séparent car certains font de la prison, c’est le cas de Gerry Mulligan. Comme beaucoup d’artistes des années 50/70, Chet est, lui aussi, tombé tardivement dans l’héroïne, mais on ne veut pas retenir que cela. Chet, c’est une sensibilité et une pudeur qui se voit quand il se cache derrière sa trompette, qui se ressent quand il chante de cette voix si fragile, presque fausse parfois, mais dont le grain et l’imperfection lui donnent un charme fou. Chet, c’est un « vagabond céleste » , comme le disait Jack Kerouac, écrivain de la beat generation, cité par le narrateur qui nous commente le concert. Littérature, musique, révolte , tout est entremêlé. La musique est une attitude et Lionel Eskenazi nous le transmet très bien dans sa façon convaincante de raconter.
Chet Baker a enregistré énormément de disques, jusqu’à 5 par an. Quelques albums sublimes sont cités, « She was too good to me » (1974) avec Jack DeJohnette à la batterie , ou le magnifique morceau “It never entered in my mind » (enregistré en 1958) avec le pianiste Bill Evans.
Chet a voyagé. La rockstar du jazz, qui a été photographié pour des publicités telle une icône de mode par le célèbre photographe William Claxton , a souvent tourné en Europe, a rencontré des amis, comme les pianistes Michel Grailler et Enrico Pieranunzi ou encore le guitariste belge Philip Catherine. C’est bientôt la fin du deuxième set du concert et les mots de Lionel Eskenazi sont illustrés par Broken Wing, magnifique morceau en trois temps composé pour Chet par Richie Beirach.
On a appris beaucoup ce soir sur l’histoire du jazz grâce au récit du maître de cérémonie et aux notes du quartet dirigé par Jacques Vidal . Chet Baker a repris ses ailes et est mort à Amsterdam un vendredi 13 en 1988. Accident, overdose, on ne saura jamais vraiment. Peu importe, les poètes ne meurent jamais et les anges aux ailes brisées continuent de nous faire rêver .
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Pour aller plus loin :
Born to be blue , film sur Chet Baker, film réalisé par Robert Budreau avec Ethan Hawke,
“Comme si j’avais des ailes », autobiographie de Chet Baker
Prochain concert commenté le 30 mars au Sunside à 19h , Lionel Eskenazi et Jacques Vidal nous parlerons de Charles Mingus. Avec Daniel Zimmerman à la guitare, Pierrick Pedron au saxophone, Isabelle Carpentier à la voix, Jacques Vidal à la contrebasse et Xavier Desandre-Navarre à la batterie.