Pour la reprise du Giulio Cesare de Haendel dans la mise en scène datée de Laurent Pelly, l’opéra de Paris nous offre une belle distribution vocale pour une soirée haute en couleurs et en virtuosité où l’on regrette cependant l’absence d’une formation orchestrale baroque authentique.
Giulio Cesare in Egitto, un fleuron des opéras seria de Haendel, a été composé en 1723 pour sa propre compagnie, la Royal Academy of music, et créé l’année suivante à Londres. Sous l’influence de l’illustre compositeur allemand, l’opéra prend un tour résolument narratif, avec une véritable intrigue basée sur la petite histoire de grands faits de l’Antiquité, celle de l’expédition de Jules César (Giulio Cesare) en Égypte alors qu’il poursuit son ennemi Pompée et rencontre Cléopâtre, victime d’une rivalité de pouvoir avec le cruel Ptolémée (Tolomeo). L’œuvre distille également une morale au bénéfice de l’occident face à un orient supposé dépravé. Mais surtout elle éblouit l’oreille du spectateur par une instrumentation d’une richesse inégalée, des récitatifs travaillés et, surtout, des arias étourdissantes par le jeu des da capo (reprises) à ornementations de plus en plus variées qui rendent, encore parfois aujourd’hui, difficiles les mises en scène.
Giulio Cesare est entré tardivement au répertoire de l’opéra de Paris puisqu’il a fallu attendre l’été 1987 pour découvrir l’extraordinaire force musicale de cette œuvre baroque. En 2011, le metteur en scène Laurent Pelly en proposait une nouvelle production, portée par la Cléopâtre alors très attendue de Natalie Dessay, une production reprise la saison suivante, cette fois avec Sandrine Piau. Dans les deux cas, c’est l’orchestre du concert d’Astrée, sur instruments d’époque et sous la direction d’Emmanuelle Haïm qui accompagnait les splendeurs vocales des protagonistes, donnant une véritable authenticité à cette œuvre foisonnante.
Et c’est après plus d’une dizaine d’années qu’on peut voir à nouveau, la magnifique salle Garnier accueillir le premier opéra d’une sorte de trilogie de Haendel, dont Tamerlano et Rodelinda constitueraient la suite des œuvres composées à Londres et créées au King’s théâtre Haymarket au début du XVIIIe siècle.
Laurent Pelly connait bien l’opéra et sait occuper un espace pour donner animation et théâtralité à une œuvre. Mais autant il a su se montrer à son meilleur dans Donizetti (la Fille du régiment, l’Elisir d’amore) quand les airs se succèdent dans un continuum d’actions successives, autant il a rencontré de véritables difficultés pour illustrer le style de l’opera seria où la musique et tout particulièrement la virtuosité des solistes est primordiale.
Son parti pris a du charme, mais finit par se prendre à son propre jeu. Il imagine que l’action se déroule dans les caves d’un musée (égyptien ?) encombrées d’étagères où s’entreposent de nos jours, les bustes et statues immenses, puis les tableaux et enfin les tapis, de plusieurs époques, à l’époque de l’antiquité de Jules César, mais aussi au 18e siècle de Haendel. Le tout est manipulé par une armée d’employés maniant diables et transpalettes pour assurer la maintenance du site.
L’idée est astucieuse et séduisante lors du premier acte, rend compte de la beauté des œuvres d’art de ces différentes périodes et l’importance de la référence aux origines de l’Empire romain et du destin des personnages qui en furent les héros.
Il est sûr que voir l’énorme tête en pierre décapitée d’une statue géante de Pompée est esthétiquement élégant tout comme l’arrivée de Cléopâtre, toute de blanc vêtue et juchée sur le gigantesque Ramsès de Memphis, où Jules César sortant d’une vitrine et ressemblant parfaitement à l’une de ses plus célèbres statues antiques.
Mais cette distanciation entre l’action et son environnement, alors que les manutentionnaires d’aujourd’hui s’affairent sans cesse autour des personnages sans les voir ni les entendre, finit par se retourner contre l’œuvre elle-même parasitée, souvent aux moments les plus « climax », par le bruit d’un monte-charge, par les mouvements de techniciens de surface nettoyant vitres ou sol, et, sauf à quelques instants furtifs, on ne comprend pas très bien l’intérêt de cette double scénographie.
Heureusement, l’excellence direction d’acteurs et le jeu très réussi des solistes, finit par emporter l’adhésion et l’on fait abstraction de ces limites pour se concentrer à la fois sur la théâtralité irréprochable des chanteurs et sur la beauté des œuvres d’art reproduites, notamment lorsque Cléopâtre apparait à l’intérieur d’un tableau baroque, ou qu’un petit orchestre de chambre joue directement sur la scène, voire quand le panneau du fond s’ouvre sur la vision enchantée de deux pyramides. Et n’oublions pas le chat égyptien qui veille sur la scène depuis les cintres.
Plus problématique est le choix de l’orchestre, alors qu’il existe tant de formations musicales et de chefs idoines pour ce répertoire. Rien ne vaut les sonorités baroques authentiques dans cette œuvre et nous regrettons de ce fait le choix de l’orchestre de l’Opéra de Paris sous la direction terne de Harry Bicket, qui produit trop souvent un son convenu et banal, là où il aurait fallu ces douceurs des cordes naturelles formant un tapis sonore d’accompagnement des arias avec ces réponses en écho aux thèmes musicaux chantés. Tempi ordinaires et manquant d’allant, sinfonias bien pauvres et récitatifs sans ambition, il faut avouer qu’on ne retrouve pas toujours le Haendel qu’on aime tant. Pour tout arranger, on regrettera quelques couacs des cors bien malvenus dans une représentation de ce niveau d’excellence.
Par bonheur, les solistes ont vaillamment – et même souvent brillamment- assuré leurs parties malgré l’écrasante difficulté de leur tâche. Il fallait du souffle pour assurer ces rôles écrits pour des virtuoses du chant, et il en faut encore davantage de nos jours avec un orchestre « classique » bien plus sonore et dans une salle à l’acoustique sèche comme le palais Garnier.
Les deux rôles de César et Sextus, créés respectivement par un castrat et une soprano en travesti, sont là distribués à deux mezzos, choix tout à fait respectables même s’ils sont également souvent le fait de contre-ténors dans les productions modernes.
Gaëlle Arquez semble devoir tout chanter puisqu’elle assure là le rôle important de Giulio Cesare après avoir été, dans un tout autre style, Fantasio il y a peu à l’Opéra-Comique, et surtout Carmen l’an dernier à Bastille. Il n’est pas certain qu’elle ait raison de multiplier ainsi les emplois sans grande logique vocale, car si elle impressionne et émeut à plusieurs reprises notamment dans son grand air guerrier « Va tacito et nascosto », elle peine à briller lors de ses premières apparitions, avec un timbre un peu mat, des vocalises propres, mais impersonnelles et même une certaine gaucherie sur scène. Le centre de gravité du rôle est un peu en dehors de sa zone de confort et cela rend difficiles certains graves.
À l’inverse le Sextus (Sesto) d’Emily d’Angelo, mezzo-soprano androgyne virevoltante, passant de la peine à la colère, éblouissante dans ses exercices acrobatiques, assumant toutes les appoggiatures, reprises, vocalises, trilles, avec un aplomb et une aisance bluffante, tire incontestablement l’ensemble du plateau vers le haut. D’abord pressentie pour le rôle-titre, d’Angelo a finalement opté pour Sesto avec bonheur. C’est sans doute l’un des plus beaux rôles de l’œuvre avec celui de Cléopâtre et hier soir, elle a attiré les chaleureux et sincères applaudissements du public pour une incarnation en tous points parfaite.
Cléopâtre c’était la très belle Lisette Oropesa, à la plastique irréprochable qui rend si crédible l’amour que lui porte Jules César dès le premier regard alors qu’il ignore encore qui elle est.
Actrice-née, Lisette Oropesa a immédiatement les faveurs du public qui ovationne littéralement chacune de ses arias… malgré d’évidentes et légères imperfections vocales qu’on lui pardonne tant le rôle est bien incarné, la projection impressionnante. La soprano déploie des trésors de charme, gracieuse, dansante, séductrice d’abord avant d’être touchée par la flèche de Cupidon, et par les dangers qui menacent César dont elle est à son tour tombée amoureuse. Et cette évolution du personnage est parfaitement interprétée par cette grande dame de la scène qu’est Lisette Oropesa. Le timbre est d’une grande opulence, doté d’un magnifique medium d’une grande richesse en harmoniques, et de graves puissants. Les aigus sont parfois un peu rétrécis et les vocalises ne sont pas toujours parfaites, d’autant plus que la soprano, mise à l’épreuve durant les multiples da capo, semble parfois au bout de sa vie et son souffle, et manque un peu d’imagination dans les reprises et de nuances dans les récitatifs, mais elle tient bon et nous touche. On la préfère dans les arias virtuoses et rapides que dans les derniers airs plus lents et plus tragiques, où elle manque parfois d’ampleur vocale, mais elle rencontre un grand succès final pour l’ensemble de son incarnation et son « Piangero la sorte » à l’acte 3 résonne de toute la peine de cette reine, délicatement exprimée par la sensibilité extrême de la soprano. Le duo final très harmonieux « Caro, bella » où sa voix s’entremêle avec celle de Gaëlle Arquez conduit le spectateur au comble de l’émotion, tandis que leurs corps s’enroulent également amoureusement et précède l’ensemble des Égyptiens « Ritorni omai » accompagné d’une progressive extinction des lumières du plateau.
La Cornelia de Wiebke Lehmkhul, est plus effacée dans un rôle essentiellement tragique, où la contralto allemande fait surtout valoir son endurance et la beauté d’un timbre rond. Elle est particulièrement émouvante dans le superbe duo avec son fils Sesto qui conclut l’acte 1 « Son nata a lagrimar/son nata a sospirar ».
Du côté des contre-ténors, nous sommes très bien servis par la distribution tant vocalement que scéniquement. Iestyn Davies, timbre radieux et solide, puissance remarquable de la voix, incarne le rôle du perfide et envieux Ptolémée (Toloméo) et offre un étonnant contraste entre certains aspects proprement ridicules (et même risibles) du personnage et sa cruauté réelle, relativisant finalement avec beaucoup d’efficacité, le manichéisme entre les bons et les méchants.
Quant au délicieux Rémy Bres, confident de Cléopâtre, il est l’une des révélations de la soirée : facétieux, généreux, astucieux, plein d’humour, il mime les gestes des représentations picturales des Égyptiens, et multiplie les expressions faciales très évocatrices tout en chantant avec beaucoup d’efficacité, son premier rôle sur les planches de Garnier, marquant un rôle secondaire, mais fort bien charpenté, notamment dans son air « Chi perde un momento ».
Luca Pisaroni, l’une des deux basses, incarne le sombre et malheureux Achillas qui de déconvenue en déconvenue, sera finalement mortellement blessé. La voix accuse quelques faiblesses et duretés dans les vocalises, mais sa présence reste marquante pour le grand chanteur qu’il fut sur cette scène même.
On notera que l’Opéra de Paris réunit ces jours-ci quelques stars parmi les voix féminines célèbres de notre époque en distribuant Anna Netrebko dans Adriana Lecouvreur et Nadine Sierra en Violetta à Bastille tandis que Lisette Oropesa se produit à Garnier dans l’inoubliable Cléopâtre l’un des plus beaux personnages de l’opéra. Sans compter que Tamara Wilson répète Beatrice di Tenda…
Ces représentations du rare Giulio Cesare dans une version complète vaut incontestablement le déplacement et se produisent d’ailleurs à guichet fermé. L’on en sort heureux malgré les quelques imperfections de cette Première.
Visuel : © Vincent Pontet