Silence, ça tourne. Et on monte dans le bus, le 115, direction une prose ciselée et contemporaine, celle de George Ka qui scande le vertige d’une génération qui se sent sur Les Rebords du Monde. Tel est d’ailleurs le titre qu’elle a donné à son premier album, un opus qui poétise notre printemps.
So BRAT avec son top vert, la jeune femme, qui s’est révélée sur les scènes ouvertes et autres open mic en région parisienne, chante l’envers de ce décor vert citron. Clavier aiguisé, elle pose de premières pierres avec de premiers singles en 2019 et 2020. Puis, son EP Par Avance, sorti en 2021, finit d’inscrire les marqueurs thématiques de son écriture et de ses mélodies vouées à « faire danser nos monstres avec ceux des autres » ; car oui la jeunesse qui se mue dans une attitude libre et confiante n’en est pas moins rongée d’angoisse quand la fête retombe et qu’elle est dans le bus, sur le chemin du retour.
Dans cet album, ce bus est le « bus 115 », un bus sillonnant la ville autant qu’il arpente le dédale de nos pensées, façon labyrinthe au bord de la falaise, ou façon patchwork d’images et de mots gardés dans mille et un petits carnets. Ceux que George Ka remplit depuis toujours parce que « c’est trop grand, démesuré », parce qu’« il n’y a pas d’échelles adaptées pour évaluer la quantité de tout ce qu’il y a ». C’est ce vertige de la grandeur du monde et de la petitesse de nos moi qu’elle scande de son timbre monotone, désabusé, dépassé. La violence des images peintes par sa voix nue nous console du ballottement. Elle nous ouvre les yeux sur ces autres petits moi, eux aussi prisonniers dans ce bus avec soi, ces autres qui sont loin et qu’elle dépose sur nos genoux pour nous faire conjuguer nos immensités personnelles si lourdes à porter.
Les mots consolent, car ils dimensionnent, d’autant plus quand ils sont à leur juste place, quand ils tombent juste pour nommer et imager. Voilà ce que fait George Ka dans dans « L’Aube ou l’Orage » et « Filles de toutes les autres » sur ses mélodies aux envolées berçantes, teintées d’aigus électroniques de fin du monde, elle met en sons la torpeur indécise de nos agitations imprécises qui sont sûres d’une seule chose : si la nuit ne se lève pas, c’est une colère qui tonnera. À l’écoute, on est pris par une sensation poétique accompagnée des envolées qui se saturent dans l’électrique psyché. On est pris par le bpm lent d’un cœur-batterie grave et insolent de tristesse. Cette sensation d’insupportable est rendue vivable par la prose mélodique ; et si, plutôt que de dire que l’on se débattait, on disait que l’on passait toute « une vie à danser dans le même corps » ?
George Ka conte ses souvenirs de la même manière que les un•es les autres composent des albums photo, en papier ou sur les réseaux sociaux. Elle crée l’impression d’une filmographie de souvenirs chantés, et elle acte leur inscription dans le son pour qu’ils ne s’étiolent pas. Sa voix se fait plus scandée sur les couplets, comme lorsqu’elle adresse ses pensées de ses trajets dans le « Bus 115 ». Dans « L’Espagne », « 2000 âmes » et « Lenny », la chanteuse poursuit la trame de son EP Par avance, livrant les impressions qui déroulent devant ses yeux, les souvenirs de l’amour et ceux de voyages, ceux en famille et ceux seule dans sa chambre.
Et puis il y a cette balade en anglais, douce et frêle, chaude, voix amie et comme des chants de mouettes au fond, elle murmure « you’ll see were it goes » (tu verras où ça va), et on pense à toutes ces fois où on rêve, s’emballe, pleure, espère, se demande « kanske », quand est-ce que ça va arriver. Morceau ovni sur l’album, il montre la panoplie poétique et émotionnelle de son bout territoire en mode brat génération. Et cette génération, elle, a tantôt besoin d’être enveloppée par un souffle chaud et ami qui dit que cela va arriver, que l’on est ensemble, et qui vous berce. Elle a tantôt besoin de se cloîtrer, « volets fermés », ou de courir à pleine foulée chez « Basic Fit », bpm à fond, parce que ça crie à l’intérieur, parce qu’il faut que ça sorte, parce que le futur sent l’orage, et qu’en même temps, il faut faire le truc. Et George Ka le fait, elle parle pour elle et ses mots raisonnent. Ils parlent à nos montres et les consolent.
Dates concerts
(c) Louise Chevallet