Le compositeur luxembourgeois Francesco Tristano revient au Verbier Festival pour la deuxième fois, offrant une performance remarquable à un public connaisseur, mais clairsemé.
Il y a d’abord l’écrin, cette salle de cinéma indépendant au style rococo, construite en 1956 par l’architecte Alexandre Bujard puis reprise par ses enfants. Tristano en a véritablement exploité la « forme obscure », projetant des jets continus de fumée agrémentée d’un système de lumière jouant du clair-obscur et de l’aveuglement. Présence/absence, musique d’aujourd’hui et d’hier, Jean-Sébastien Bach, Ryuichi Sakamoto, Derrick May et, bien évidemment, Francesco Tristano. Un piano, non pas préparé, mais catapulté ailleurs sur le chemin obscur des salles obscures. Un chemin ou plutôt des passages, la « compénétration des espaces » chère à Walter Benjamin où le pianiste exerce son art des enchainements. Suite et Partita s’emboitant dans la musique de Tristano pour donner vie à « ce groove à l’état pur » qu’il retrouve dans la musique de Johann Sebastian. Piano-bar et jazz electro donnant à la spiritualité de Bach des airs de bastringue. Affirmation éloquente de la nature même d’un musicien, à la fois compositeur et interprète, faisant sien l’ancien pour en faire du neuf dans un mouvement éclairant de circularité didactique. Ici, toujours, si loin si proche …
On ne dira pas que Tristano « convoque les fantômes » non, mais plutôt qu’il en révèle la subtile présence, enchâssant, parcourant, en allant de l’avant. Voyage sans retour, mélodieux et mélancolique, du XVIe au XXIe siècle. Il y a cet écrin et puis il y a ce corps, posé dans les vapeurs de la nuit cinématographique. Spectre humide et lointain, passant sans cesse du piano à queue au clavier Yamaha. Gestes mécaniques d’une horlogerie du grand siècle (des Lumières) qui façonnent le temps des hommes. Rigueur et sévérité alternant avec quelques atermoiements électroniques (jubilatoire « electronic mirror »). Un show calibré, sans rappel, un message qui tient tout entier dans sa programmation ; programme de concert et programmation électronique ; la musique devenant ce flux qui se nourrit d’elle-même, sans autre projet que d’être là, de persister là où elle donne substance au temps présent.
Une musique des temps présents, c’est littéralement ce que l’on entend ici, alors que la nuit dehors progresse et que Verbier s’endort. Tristano s’est glissé dans les jambes de Bach avec sa « Pastorale » qui relie la Suite française et la Partita n°2 en do mineur. Toujours ce grand art des enchainements. On sait que le compositeur a fait de l’œuvre pour clavier du compositeur allemand « un projet de vie ». Et cette vie, en effet, bruissent de mille fantaisies vaporeuses, à peine perceptibles dans ces mouvements d’épaules, ce corps qui se redressent comme pour lâcher du lest, sacrifier un peu de son introversion initiale pour stimuler ce flux qui crépite au plus profond. Il faudrait bientôt finir, et le « Merry Chrismas Mr Lawrence » offre une porte de sortie idéale. La pièce de Sakamoto, mondialement connue pour avoir illustrée le film du même nom (Nagisa Ōshima, 1983) est ici propulsée hors de sa forme classique pour planer doucement en cette terre tristanienne faite de suavité et de petits roulements rythmiques. Joyau ordinaire et chatoyant, délivré en forme de cadeau d’un prince de la nuit.
Francesco Tristano, « Bach&Beyond » UNLTD Verbier Festival.
Photo : Lauren Pasche