Saxophoniste de Bowie sur l’inoubliable Blackstar, Donny McCaslin était sur scène au Théâtre La Traversière, ce 18 octobre, entouré de ses musiciens. Avec Lullaby for the Lost, il ne cherche pas à définir. Jazz, rock, punk ? Peu importe. Ce qui compte, c’est ce qui reste : l’intensité, le souffle, l’impact.
Donny McCaslin trace sa route dans l’espace, tout droit, ou presque, à travers son héritage du jazz, les halos d’un art-rock en apesanteur, et les turbulences d’un space-rock magnétique. Pas de détour, pas de station orbitale, juste des longueurs d’ondes, du groove et des mélodies en écho. Jason Lindner au clavier comme un copilote entre un rôle de pianiste et de sound designer, Tim Lefebvre, le capitaine groove, à la basse, Zach Danziger à la batterie, ainsi que le jeune guitariste parisien Victor Gasq, du groupe Ishkero. Le saxophoniste (et musicien de David Bowie sur sa dernière œuvre Blackstar) présente ce soir les morceaux de son nouvel album Lullaby for the Lost, sorti le 26 septembre 2025. Ancrage au sol avec la rythmique et préparation au décollage grâce aux boucles du clavier qui tournent comme des anneaux de Saturne, la basse qui crée des riffs répétitifs, et la caisse claire qui rebondit tantôt façon rock aux limites punk, tantôt façon jazz. L’attaque est convaincue, donc convaincante, ferme, mais tout en souplesse. Dans les clous, mais totalement libre, le batteur Zach Danziger vient de la scène expérimentale New-Yorkaise et sait créer des atmosphères sonores où chaque coup de baguette résonne comme un fragment de cinéma. Pas un hasard : on croise sa batterie dans les détours de séries ou de film comme Ocean’s 11,12,13. À ses côtés, l’immense bassiste et producteur Tim Lefebvre, géant discret qui porte sur sa anse un astre noir, clin d’œil au fameux Blackstar , adieu déchirant de David Bowie. Ça monte, ça module, ça change de plan. Les motifs harmoniques se construisent et se transposent. La déconstruction est ailleurs : dans le mélange des genres, dans la présence d’effets de réverbération, de modulation, de distorsion, de loops, et de sonorités originales. McCaslin choisit une combinaison d’intervalles et les transposent sans fin à l’aigu. Pas juste une montée, non, une trajectoire, précise, rectiligne, sans fioritures. Et au bout de cette ascension, une mélodie : tenue, tendue, avec un son profond et puissant au saxophone ténor, qui se déplie doucement sous nos oreilles. Pas besoin de manuel utilisateur pour embarquer : on traverse des dimensions entières sans même remarquer qu’on avait décollé. Avec son morceau Kid pour commencer, puis Tokyo Game et Wasteland, on détache notre ceinture, on lâche la rampe, car on se sent libre. Un instant hors du temps où penser n’est plus nécessaire. De la scène, Donny McCaslin s’adresse à nous : « Vous souvenez-vous de votre premier coup de foudre ? » Il pose la question en vol, sourire aux lèvres. « Moi oui, c’était Debbie Harry. » Et tout s’éclaire, il joue Blond Crush. Cet album ne cherche pas à raisonner, il veut éclabousser. Sublimer. On navigue entre deux tempêtes, colère et mélancolie. Dans les éclats d’une énergie brute flirtant avec le punk rock, et dans des mélodies d’une tristesse lumineuse, on devine le rôle du disque : galvaniser ce qu’il reste d’émotion, à coups de flamme et d’échos.
Chemise bleue léopard, le pilote du vaisseau, c’est Donny McCaslin. Ne lui parlez pas de jazz, il vous parlera de rock et de pop. Ne lui parlez pas de rock, il vous parlera du jazz. Entre ces mondes qu’il refuse d’opposer, c’est lui qui a tracé la route, imaginé et emmené les musiciens pour Blackstar, l’album testamentaire de David Bowie. Directeur artistique, mais plus encore : complice, passeur, propulseur. Cette aventure ne l’a pas juste marqué, elle l’a métamorphosé. Presque dix ans après la disparition de Bowie, c’est McCaslin qui est là, sous nos yeux, en chair et en souffle, chargé de transmettre l’esprit mutant du « Thin White Duke ». De “Beyond Now“ en 2016 à “Blow“ en 2018, McCaslin montre l’évolution d’un artiste qui repousse les frontières de son instrument et de ses influences. “Blow“ lui-même était un moment de transition intense : saxophone saturé, voix invitées, riffs de guitare tendus comme des arcs, une manière d’ouvrir la porte au chaos contrôlé. Aujourd’hui, il ne s’arrête pas. McCaslin, c’est l’éclaireur — celui qui capte un peu d’étoiles, un peu de poussière, et compose une musique live, vivante, brûlante d’intentions. Le saxophone n’est plus une voix parmi d’autres : il est un message, un vecteur, un véhicule. Et McCaslin, au centre de tout ça, continue de foncer. Seul regret, on était sagement assis dans des sièges rouges confortables du Théâtre La Traversière pour écouter le concert, alors qu’on aurait aimé le voir dans un lieu plus « grungy », plus underground, plus vivant.
Dernier album de Donny McCaslin : Lullaby for lost, sorti en septembre 2026.
Visuel : Pochette d’album