La grande salle de la Philharmonie accueillait le Gürzenich-Orchester de Cologne sous la direction de son chef, François-Xavier Roth, pour une réalisation grandiose de l’opéra de Zimmermann. Elle était servie par une équipe d’excellents chanteurs dans la mise en espace assurée par Calixto Bieito. Un choc visuel et acoustique !
Créé en 1965 à Cologne, entré au répertoire de l’Opéra de Paris en 1994, Die Soldaten (les soldats) est un ouvrage novateur et exigeant. Il est rarement donné tant il impose de disposer de moyens orchestraux, vocaux et acoustiques exceptionnels.
Musique sérielle qui utilise tous les intervalles de la dodécaphonie, musique atonale donc, la composition pratique également la juxtaposition, superposition temporelle de l’action : les scènes et les personnages s’entremêlent formant un patchwork complexe que les thèmes musicaux et les choix d’instrumentation et de voix reproduisent en permanence. Aucune salle autre que la Philharmonie de Paris en France ne se prête aussi bien à ces ambitions d’œuvre totale qu’à l’instar de Wagner, Strauss ou Schönberg, Zimmermann revendiquait. L’histoire elle-même est circulaire, il n’y a pas de succession temporelle et les petites scènes sont autant de touches de peinture d’un tableau impressionniste, dont la cohérence est volontairement bousculée.
La grande salle Pierre Boulez possède une scène modulable, qui peut s’agrandir pour prendre des dimensions impressionnantes : elle avait ainsi perdu toute estrade pour occuper l’espace jusqu’aux premiers rangs du parterre afin d’accueillir une grande partie du pléthorique orchestre : les instruments de l’orchestre « classique » en grande formation, mais aussi un immense piano, l’orgue, un clavecin, un célesta, une guitare sèche au milieu des violons, des séries impressionnantes de percussionnistes, cloches comprises.
Mais la salle dispose également d’une arrière-scène utilisée là pour la mise en espace proposée par Calixto Bieito, avec mouvements des chanteurs et figurants, lumières de toutes les couleurs, éclairages divers. Le dispositif de diffusion électronique par bandes magnétiques se déploie en harmonie totale avec l’ensemble des instruments classiques, et est diffusé par des haut-parleurs astucieusement répartis. L’ensemble du dispositif se complète et s’enrichit d’une véritable spatialisation des percussions, dont une partie des effectifs se trouve dans les espaces aménagés pour ce genre d’effets, latéralement à la salle et à l’arrière du parterre. La vague des roulements de tambours, qui déferle de gauche à droite aller et retour, fait frissonner d’émotion toute la salle. Un impressionnant dispositif de régie centrale permet de piloter l’ensemble des éléments de sonorisation pour en assurer un équilibre parfait.
Les vagues sonores rugissantes, comme les ondes lyriques romantiques, les évocations des chorals de Bach comme les airs de jazz, les mille éclats de la partition, s’y expriment successivement ou simultanément sous la baguette précise du maestro François-Xavier Roth qui prouve, après le récent Grand Macabre à Radio France, que ce répertoire n’a plus de secret pour lui.
Quant au Gürzenich-Orchester de Cologne, qui sous sa direction réalise ce troisième exploit, après les Philharmonies de Cologne et de Hambourg, il réunit un effectif si considérable qu’on se demande comment naît une telle cohésion, surtout dans une composition volontairement déstructurée. Et l’on ne sait plus ce qu’il faut admirer, de la puissance straussienne, wagnérienne des ensembles instrumentaux et vocaux ou de la précision presque chambriste de la baguette de Roth.
D’autant plus qu’il s’agit d’une œuvre tout autant théâtrale que musicale dans la conception de Zimmermann qui composa un livret aussi tourmenté que sa musique et où toute notion de temporalité s’évanouit, comme la mémoire se perdrait en ces temps dramatiques de guerre où les moyens de destruction totale de l’humanité sont désormais à portée de main. Car s’il tire le fil de son « histoire » de la pièce éponyme de Jacob Lenz écrite en 1776, il crée une œuvre ancrée dans les angoisses de la deuxième moitié du XXe siècle marquée par les plus graves événements que l’humanité ait connu.
Calixto Bieito, limité par la géographie des lieux, propose une mise en espace qui ne réussit pas totalement à rendre compte de cette mosaïque spatiale et temporelle. Mais on perçoit bien la montée des périls, le rôle de ces soldats qui marchent au pas et se coiffent de casques formant cette société militaire policée inquiétante, tout en restant costumée comme monsieur et madame Tout-le-Monde. Marie, qui a son double en danseuse, devient finalement le jouet de cette banalité quotidienne, manipulée, trompée, battue, violée.
Saluons les performances de l’ensemble des chanteurs dans cette mascarade triste, voire sinistre, à laquelle Bieito ajoute une touche de vulgarité pour exprimer toute l’horreur que revêt la banalisation de l’exploitation. Bieito avait déjà mis en scène cette œuvre hors norme à Zurich en 2013. Il prenait alors le parti de transformer l’ensemble des protagonistes en soldats, instrumentistes comme choristes. Sa proposition pour les auditoriums des Philharmonies est forcément différente du fait de l’espace assez réduit, qu’il utilise fort bien. On retrouve cependant quelques traits ou figures de la violence de ce que fut Zurich dans les échanges physiques multiples « mimés » par les chanteurs. Sans oublier le final, où la « scène » se teinte de jaune comme les vieilles photos sepia et où Marie étend les bras, en chemise, ensanglantée, figure christique du sacrifice des Hommes. L’ensemble de l’évolution de Marie est d’ailleurs traité un peu de la même manière, de jeune fille sérieuse à putain à soldats.
Car ils et elles n’ont pas non plus la partie facile (et Roth en bon chef, ne les perd jamais de vue). La multitude des formes vocales demandées aux artistes lyriques va du sprechgesang (parlé chanté) du garde-chasse ou du laquais aux diverses tessitures toutes très tendues, basse, baryton, ténor, contralto, mezzo, sopranos (y compris colorature). Et le style de chant demandé comprend toutes les formes de l’art lyrique contemporain (cris, chuchotements, écarts de notes hors tonalité, parlando…), évoquant d’ailleurs assez nettement le style du Wozzeck d’Alban Berg. Les voix sont lumineuses, claires, la diction est impeccable et le jeu théâtral parfait.
C’est la soprano américaine Emily Hindrichs qui interprète Marie et sa présence charnelle, comme sa voix lumineuse, irradient l’ensemble de la représentation. Son incarnation est mise en valeur par la mise en scène qui focalise littéralement le regard sur elle et son double, la danseuse Denise Meisner, l’interprète réussissant ce difficile exercice de « jouer » son rôle dans l’espace étroit réservé à la progression des chanteurs. C’est d’ailleurs son autre elle-même qui est violentée et soumise à toutes sortes d’agressions sexuelles, souvent suggérées.
La soprano colorature américaine Laura Aikin, inoubliable interprète de la Lulu d’Alban Berg, prête sa voix à la Comtesse de la Roche, là aussi avec une aisance scénique et vocale stupéfiante. Le baryton russe Nikolay Borchev, campe quant à lui un Stolzius, drapier de son état, dont on perçoit l’amertume face aux tromperies dont il est victime. La basse Tómas Tómasson a la voix mâle et l’allure qu’on imagine pour le commerçant de Lille, père de Marie qui se livre avec sa fille à quelques duos tout à fait extraordinaires. Le ténor allemand Martin Koch est convainquant en séducteur et superbement bien chantant dans le rôle de Desportes, tout comme le baryton tyrolien Wolfgang Stefan Schwaiger, qui incarne le capitaine Mary. Les deux « mères », Kismara Pezzati (celle de Wesener) et Alexandra Ionis (celle de Stolzius), sont également remarquables comme l’Obrist de Lucas Singer, le Pirzel de John Heuzenroeder ou l’Eisenhardt d’Oliver Zwarg.
Ensemble ou séparément, leur présence et la clarté de leurs timbres, de leurs voix, de leurs dictions, les placent comme protagonistes de premier choix de cette œuvre complexe, dans une salle où l’acoustique est reine pour les instruments, mais plus difficile pour les artistes lyriques. Ils réalisent tous de très belles prestations dans un enchevêtrement incessant de tissus sonores qui rend d’autant plus admirable la performance.
Jamais nous n’avions eu autant l’impression d’une œuvre universelle, au message intemporel, qui s’adresse à toutes les générations, d’hier, d’aujourd’hui, de demain, pour dénoncer cet implacable engrenage de la violence. La partition porte l’indication : « Temps : hier, aujourd’hui et demain. ». Et son incandescence finale est telle qu’on reste sonné et sans voix à l’issue de ce déferlement de sonorités et d’émotions.
Autant dire que la représentation d’hier soir faisait figure d’événement au succès attendu et confirmé. L’énorme ovation qui monta du public, à l’issue de cette expérience artistique unique, respecta le silence de la stupeur qui précède l’explosion de joie. Un phénomène très impressionnant que l’on observe lorsque l’œuvre a dépassé toutes les attentes.
Visuels : © Antoine Benoit-Godet/Cheeese