Dix ans, ça se fête ! Pour donner une dimension particulière à cet événement, le Conseil départemental de la Meuse et les partenaires du Festival Musique aux Mirabelles ont mis les petits plats dans les grands, invitant pour l’occasion l’Orchestre national de Metz-Grand Est et des artistes prestigieux pour un concert de gala de haut vol, samedi 22 juin. Solistes lyriques internationaux (Aude Extrémo, Gaston Rivero, Julie-Cherrier-Hoffmann), vedettes de la trompette (Lucienne Renaudin-Vary), du piano (Etsuko Hirosé), du violon (Nicolas Dautricourt), du violoncelle (Aurélien Pascal) et de l’accordéon (Félicien Brut) , l’aréopage était prestigieux, le menu copieux et très varié, sous la baguette experte du maestro Frédéric Chaslin.
Bien sûr, tout n’a pas été aisé : malgré une préparation intense, le festival a dû faire face à des imprévus, ardus à affronter à peu d’intervalles du concert. Un ténor a été remplacé par un autre, ce qui a nécessité de changer une partie du programme. Les répétitions ont été limitées. La météo capricieuse de ce mois de juin laissant augurer de réelles difficultés, le lieu de plein air initialement prévu a dû laisser place à la salle omnisports d’Heudicourt-sous-les côtes, au bord du lac de la Madine. Et bien qu’un tel espace ait laissé craindre pour son acoustique, il n’en a rien été : les solistes comme l’orchestre y ont trouvé un écrin propice à l’expression de leur talent, tandis que les quelque quatre-vingt-dix enfants de quatre écoles primaires des alentours ont pu s’y ébrouer sans difficulté. Car le principe consistant à apporter la musique au cœur d’un territoire rural s’est doublé d’un projet scolaire ambitieux : ces enfants de primaire ont appris à chanter les couplets de la garde montante (et descendante) de la Carmen de Bizet au cours de leur année scolaire, et ont pu se produire avec les artistes invités, expérience unique pour eux, et sans nul doute riche de promesses. Mais outre les parents desdits élèves, nombre de meusiens avaient aussi réservé leurs places, de sorte que les quelque trois cents places de la salle étaient occupées au moment de lancer le concert.
Le sort, s’il ne renonce pas toujours à marquer nos existences d’une empreinte tragique, peut aussi parfois se montrer facétieux : si un orchestre est peut-être un brin désorienté dans une salle omnisports, le public, lui, y bénéficie paradoxalement de conditions favorables rares. En effet, on se retrouve derrière le chef et presque à la même hauteur que l’orchestre (en dégradé sur quelques marches), et on peut profiter comme rarement de l’interaction entre le maestro et ses pupitres. Quelle expérience intense que de voir Frédéric Chaslin sautillant, vif, agile, lançant de la main droite tel pupitre, et de la main gauche tel autre, avec une élasticité dans le geste qui nous fait croire que le son était directement lancé dans l’espace par ses mouvements, comme on le voit dans le Fantasia de Disney ! Le public se trouvait parfaitement enveloppé dans le son de l’orchestre, et les solistes étaient si proches de lui que le son de leur voix ou de leur instrument lui parvenait aisément (à quelques aménagements près concernant l’accordéon, qui nécessitait des micros amplificateurs).
Frédéric Chaslin et Julie Cherrier-Hoffmann ont concocté un programme d’une variété et d’une richesse assez époustouflantes, mariant airs classiques et arrangements réalisés par les artistes eux-mêmes ou le chef. Morceau symphonique, Lied, airs d’opérette ou d’opéra en solo, en duo ou avec chœurs, airs de musical, concertos, tango, chanson, le panel était très large, et force est de constater que le tout fonctionne très bien ensemble, en partie bien sûr grâce aux solistes instrumentaux qui se connaissent très bien et dont la connivence est patente : on fait bien mieux de la musique avec des gens en qui on a toute confiance et dont on reconnaît parfaitement les intentions musicales les yeux fermés.
On le sait bien, pour lancer un concert, il faut partir très fort, et soulever le public d’emblée. Frédéric Chaslin applique ce précepte à la lettre avec une ouverture de la Fledermaus de Johann Strauss fils absolument ébouriffante. Le chef maîtrise admirablement le sens de la pulsation de cette musique, entraînante et fluide, dosant des accélérations fines et nerveuses, comme des rallentandi expressifs, avec un art consommé, une souplesse féline, et il gère parfaitement l’équilibre entre les pupitres et la dynamique des forte pour proposer un ballet de thèmes enivrants, au rythme des volutes décrites par ses deux mains. Lui qui dirige régulièrement les orchestres viennois, il sait comme peu de chefs donner aux instrumentistes lorrains des couleurs danubiennes, donnant aux rythmes chaloupés de ces valses un parfum inimitable, entre le mousseux d’un vin de fête et la légère amertume de ceux qui affrontent le néant du monde et le recouvrent d’un voile pudique. Le ton est donné.
On reste à Vienne avec un extrait de la Giuditta de Franz Lehar, « Meine Lippen, sie küssen so heiβ ». Frédéric Chaslin fait ronfler les cuivres, et Jule-Cherrier-Hoffmann apporte la fraîcheur de son timbre à cette aria un rien sirupeuse, ornée de farandoles de castagnettes et de vrombissements de tambourins, et la voix se détache d’un tapis de cordes voluptueuses. À la reprise, la soprano lance de véritables soupirs vocaux, repris par la trompette, avant un final en forme d’acmé sans excès, juste brillant.
C’est alors qu’on aborde les rives plus nébuleuses et sombres d’un des Wesendonck Lieder de Richard Wagner (Im Treibhaus/La Serre). Les phrases désolées des cordes infusent une atmosphère de sourde angoisse. Aude Extrémo, dans une robe du soir asymétrique et sombre au drapé sans ostentation, trouve un terrain d’élection pour son mezzo puissant et totalement maîtrisé dans les phrases lourdes de langueurs amères que Richard Wagner a composées sur les vers de son Isolde rêvée, Mathilde Wesendonck. L’ampleur de la voix, les moires du timbre riche de précieux métal se coulent avec une aisance confondante dans l’ univers moite et étouffant de la serre, au milieu des plantes qui sont les métaphores de l’humain, dont les feuilles laissent s’écouler des sanglots longs de désolation, grâce à un phrasé formidablement expressif. La diction de la mezzo est d’une clarté absolue, chaque consonne claque ou frotte et délimite les mots avec une netteté qui n’exclut pas la douceur voire la volupté ( comme dans « Blätter », ou « Samragd », où les « a » brillent d’une vibration lumineuse et sensuelle). La longueur de souffle de l’interprète lui permet de filer les sons et de leur donner une couleur désolée (warum ihr klagt ?), désespérée (« Zweige ») voire mourante (« Luft »), dans un frémissement volatil. Son grave d’alto se pare de multiples couleurs, tellurique ou aux reflets de plomb, chocolat ou liège (terrible « Graus », « Schweigens Dunkel » juste effleuré), tandis que le haut médium et l’aigu se parent d’une lumière intense et comme venue de l’intérieur, perçant les ombres. Dans cette tension entre spleen et idéal, le moelleux de « Duft » se mue en envol (« Glänze »), porté par un legato de rêve. Le métal du timbre, iridescent, évoque Soulages par un alliage subtil d’ébène et d’argent, faisant de « dunklen Raum » le fascinant reflet des contrastes de l’anthracite. Soutenu par les pizzicati des cordes, frappé par les lancinantes gouttes amères de la harpe, le chant de la mezzo bordelaise rejoint les plaintes sur les pointes des violoncelles pour esquisser un crépuscule du sentiment tout pictural. Quel moment !
Et quel contraste avec les déhanchements de la trompette de Lucienne Renaudin-Vary dans un medley de West side story de Bernstein !
La jeune trompettiste, dans un ensemble orangé avec shorty, les pieds nus, entonne un arrangement de « Tonight », les yeux fermés, échangeant sa ligne ferme avec les cordes, modulé par les frappes légères des tambours. Elle imprime un souple élan à l’hymne d’amour de Tony et Maria, et c’est les yeux ouverts que la trompettiste ligérienne élève les dernières phrases vers l’aigu, dans un élan enthousiaste.
Les crépitements d’ « I feel pretty » fusent à l’orchestre dans les cuivres, comme projetés par le bras de Frédéric Chaslin, et le legato de Lucienne Renaudin-Vary se déploie longuement dans les phrases de Bernstein, entourée par les castagnettes et les tambourins, entrainant le public dans un swing enfiévré. Dans « Maria », la trompettiste offre de longues tenues de notes et joue habilement du vibrato expressif, l’élan amoureux de Tony se muant en un envol d’un enthousiasme débridé, dans un final à la lumière évanescente. Dans « Gee, officer Krupke », Frédéric Chaslin danse carrément, les trombones ronflent à l’envi, les xylophones tintent et la trompette prend l’accent de Manhattan avec ironie. Lucienne Renaudin-Vary termine le medley avec un arrangement de « Somewhere » aux teintes de soleil couchant, dans un grand legato ascendant soutenu par les cordes, jouant de la dynamique vers le piano, accompagnant elle-même la mélodie de sa main gauche, dosant un son vibrant, lyrique, morendo, émouvant, et terminant par une ponctuation presque ironique.
Le ténor uruguayen Gaston Rivero a dû adapter le programme, en remplaçant un ténor au profil différent du sien. Tout de noir vêtu, avec un costume près du corps, sans cravate, il délivre l’air et la cabalette de Manrico dans Il Trovatore de Verdi. D’emblée, Frédéric Chaslin donne une pulsation sensible et juste à l’aria, comme un battement de cœur inquiet, et le ténor trace une ligne au legato fluide, offrant un premier diminuendo sur « parra », reprenant « la morte » avec délicatesse, puis enflant « a me » jusqu’à un « parra » à la longueur de souffle remarquable. Les cuivres sonnent alors la charge de la « Pira », et Frédéric Chaslin donne un rebond remarquable à son orchestre, dans le crépitement des vents, tandis que Gaston Rivero montre une voix large et brillante dans le médium jusqu’à un aigu très facile, culminant sur des uts larges et longs, parfaitement intégrés au reste de la voix (« all’armi »).
La première partie du concert s’achève avec le premier mouvement du Triple concerto de Beethoven, interprété par Etsuko Hirosé, Nicolas Dautricourt et Aurélien Pascal. Ces deux derniers entament l’œuvre comme un seul homme dédoublé, avant l’entrée du piano délié d’Etsuko Hirosé. Nicolas Dautricourt séduit avec son Stradivarius au son fin et à l’aigu très souple, sans la moindre stridence. Violon et violoncelle donnent l’exemple d’un dialogue fraternel, élargi ensuite à l’orchestre. Les arpèges de Nicolas Dautricourt rappellent les sonates et partitas de Bach, tandis que le piano d’Etsuko Hirosé sait se faire très fondu, irradiant d’une lumière douce dans la nuance piano. Nicolas Dautricourt joue de son vibrato expressif et des trilles, tandis que le violoncelle Adolphe Gand d’Aurélien Pascal projette un son ambré somptueux, entouré alors par les rythmes frappés d’Etsuko Hirosé. Les cordes de l’orchestre donnent des pizzicati dansants, la pulsation vitale de Frédéric Chaslin sous-tendant tout le tissu orchestral, dans un final où l’écoute mutuelle entre Aurélien Pascal et Nicolas Dautricourt impressionne.
Après l’entracte débute une grande partie dédiée à la Carmen de Bizet, qui va nous permettre d’entendre les enfants entourant la Carmen d’Aude Extrémo qui, de Monte-Carlo à Bordeaux, a déjà pu démontrer des qualités rares dans le rôle. La suite n°1 pour orchestre (Prélude et Aragonaise) campe d’abord une ambiance très reconnaissable grâce au thème du destin aux trombones, avec d’excellents violoncelles qui se mettent en valeur, et les volutes de la clarinette se font enivrantes sur fond de tambourins, tandis que le geste élastique Frédéric Chaslin établit une pulsation vive, avant de finir avec de vrais moulinets de bras. Un excellent piccolo lance la garde montante où la nuée d’enfants s’ébroue enfin, et s’ils n’atteignent pas la cohésion des meilleures maîtrises, ils n’en sont pas loin, ce qui est un exploit, compte tenu du fait que ce sont des enfants sans connaissances musicales particulières. Leur diction est très bonne, et ils sont couvés du regard par le chef, qui dit les paroles avec eux. Aude Extrémo arrive d’assez loin à cour, dans une véritable mise en espace réalisée par l’association L’Esperluette, et on est immédiatement pris par la chaleur de son timbre capiteux en diable, par son métal fiévreux, par l’exceptionnelle diction de la mezzo bordelaise, au charme fou, au chic rare. Son legato parfait, allié au rythme de Frédéric Chaslin, plein de vivacité, donne au phrasé un naturel évident, qui coule de source, ondulant et souple, et Dieu sait que c’est finalement assez rare dans cet air tellement galvaudé. Ce sont les enfants qui entonnent le « Prends garde à toi » du chœur masculin, tandis qu’Aude Extrémo distille des « je t’aime » à la fois lumineux et sostenuto du plus bel effet, tout en posant sur le public un œil noir et en lui offrant un sourire presque inquiétant. Quelle messa di voce grandiose ensuite dans le « Prends garde à toi ! » de la cigarière, d’une puissance sidérante ! Dans la reprise, la mezzo donne à ses graves une ampleur considérable, troublante (« il est là »), qui exerce une réelle fascination, tandis que « l’amour », d’abord délicat puis emporté, exprime une sorte de délice tentateur désarmant. Jouant de ses charmes dans l’expression de son visage et de tout son corps, sa cigarière referme son étreinte avec un « enfant de Bohème » grisé et grisant, lance d’une pichenette un « je t’aime » amusé, et ferre sa victime avec un dernier « prends garde à toi » à la fois contrôlé et d’une puissance dévastatrice. Le portrait est parfait, et quand les enfants repartent en coulisses, il n’y a qu’à voir certains imiter le dernier « Prends garde à toi » de leur Carmen pour être certain qu’une telle rencontre les aura marqués et que la musique a une chance de rester imprimée dans leur âme d’enfant pour un certain temps.
Gaston Rivero revient alors pour un air de la fleur bien en situation. Le ténor parle français, et cela s’entend ; si l’accent sud-américain fait que les « é » sont trop ouverts, pour le reste sa diction est très bonne. Après une introduction orchestrale où le hautbois chante avec une élégance résignée, entouré de magnifiques pizzicati de violoncelles, le ténor entame l’aria pp et continue dans la même dynamique (« gardait toujours », suave, pp), sur un tapis orchestral opalin. Gaston Rivero montre sa capacité évidente à effectuer des diminuendi magnifiques, très pertinents (« enivrais »). « Je te voyais » est très allégé, extasié, « pourquoi faut-il » très doux, résigné face au destin, rejoint par la clarinette en filigrane, « te revoir » est encore joliment diminué, alternant avec un « car » large et puissant, enflant la phrase (« à jeter un regard » très large) jusqu’à « une chose à toi » pianissimo morendo du plus bel effet, auréolé par la harpe. Voilà qui clôt magnifiquement le chapitre dédié à Carmen !
Julie Cherrier-Hoffmann entonne ensuite la ballade du roi de Thulé du Faust de Gounod. Après une introduction où les bois brillent par leur finesse, où les cordes apportent une lumière tendre, la soprano meusienne apporte sa lumière propre et cristalline à un « il s’en servait » d’une grande netteté de trait. Elle joue l’ingénue avec grâce (« et j’ai rougi d’abord », offre un frémissant « la coupe trembla » et finit sur un « rendit l’âme » délicat. Puis, faisant assaut de virtuosité, après un « Ô Dieu » comme un trait de lumière, elle traduit vocalement l’émerveillement de « richesses pareilles ». Frédéric Chaslin, répétons-le, trouve toujours le tempo juste dans la cabalette « Ah, je ris ». La soprano traduit pleinement l’exaspération d’ « Ah, s’il était ici », lance une vocalise exaltée, des « est-ce toi » éperdus, et exulte dans « c’est la fille d’un roi ».
S’ensuite le duo du jardin, où la mise en espace rend palpables les hésitations des tourtereaux. Gaston Rivero brille encore par des diminuendi enchanteurs parfaitement en situation pour un Faust séducteur « dans un nuage », enrobé de tendresse par la clarinette, tandis que Julie-Cherrier-Hoffmann, au départ plutôt légère face à un ténor spinto, réussit à s’adapter à la largeur de l’instrument de son partenaire. Le ténor offre encore des nuances remarquables (« éternelle » enflé puis diminué, puis en mezza voce transparente). Les deux protagonistes unissent leurs élans dans « Ô nuit d’amour » vers une extase en douce expansion, rejoints par le hautbois et la harpe. La soprano dote « ne brisez pas le cœur de Marguerite » d’un intense legato, son « j’ai peur » est d’une intensité fiévreuse, et « Divine pureté » se finit en climax inquiétant.
Après ces intenses émotions lyriques, on passe à d’autres, plus conviviales, avec l’accordéoniste Félicien Brut dans le Caprice d’accordéoniste de Thibault Perrine, qui est une commande de l’instrumentiste au compositeur. Son accordéon virtuose capte immédiatement l’attention dans un début valsé qui est un arrangement de L’accordéoniste de Piaf, accompagné par l’orchestre où le xylophone et les tambours se mettent en valeur. Frédéric Chaslin, toujours bondissant, fait vrombir les cuivres et les timbales de son orchestre jusqu’à une fin provisoire où l’accordéon se fait délicatissime. La suite ressemble un peu à du Bernstein, avec des cuivres en rafales. Enfin, dans la dernière partie, on reconnait la légendaire Valse brune de Georges Krier, mêlée à ces mêmes rafales, dans un finale abrupt.
Félicien Brut interprète ensuite avec Lucienne Renaudin-Vary Tango pour Claude de Richard Galliano, un arrangement pour orchestre, accordéon et trompette de Vie, violence que Galliano avait composée pour Claude Nougaro en 1993. La grosse caisse entre en jeu d’emblée, avant que les deux instruments se fondent sur la mélodie de Galliano, et on ne peut que constater à quel point ils dialoguent avec aisance, les trombones apportant un contrepoint éloquent. L’orchestre au complet reprend le thème avec beaucoup d’ampleur, avec force percussions, avant que les solistes reprennent de la voix pour un final brillant qui leur assure un grand succès auprès du public.
Aude Extrémo revient pour interpréter un autre de ses rôles favoris, dans lequel on aimerait tant la voir sur scène : la Dalila de Saint-Saëns. Dans « « Mon cœur s’ouvre à ta voix », où l’orchestre déploie un scintillement trompeur et envoûtant, elle fait assaut de legato, et à nouveau s’impose sa diction sculpturale, alliée à une gestion des couleurs vocales qui laisse pantois : le « baiser de l’aurore » est acéré, vénéneux, et on comprend ici que la composition du programme n’est pas le fruit du hasard, car l’aria de la tentatrice philistine fait écho à celle de la gitane, mais plus fielleuse et malveillante. La couleur des « fleurs », se fait enivrante et fatale, les « pleurs » ici trahissent le piège de la plante carnivore. Quel métal brûlant dans la messa di voce de « Dis-moi », quel timbre capiteux dans « j’aimais », aux effluves troublantes ! Mais aussi quelle légèreté gagnée sur une ample matière dans des « Ah » filés, tout de lumière aveuglante, quelle étoffe somptueuse dans « réponds à ma tendresse » ! « Verse-moi » dépeint une âme qui feint la détresse, faussement éperdue, tandis qu’un autre « Ah » aux reflets de pierre accueille Gaston Rivero pour un « je t’aime » au diminuendo suppliant. Ici encore les deux artistes profitent de la mise en espace et jouent de façon très convaincante ce chassé-croisé des âmes, les volutes de la clarinette dépeignant les rets de la Philistine près d’enserrer le héros des Hébreux. La Dalila de la mezzo bordelaise captive par son autorité (« les épis ondulés »), se fait hiératique avec la « brise légère » : la carapace perce sous l’étoffe séductrice. Rien que le « r » de « frémit mon cœur» contient une douleur rentrée qui fascine tel un serpent qui danse. « Dans mes bras », diminué, semble un voile qui ondule dans les airs, le long « Ah » est fin et vibré, hypnotique. Samson rejoint alors Dalila, les cordes arachnéennes de l’orchestre semblant alors l’enserrer dans des phrasés ascensionnels. Le dernier « Ah », plus puissant, laisse s’exhaler toute l’ardeur de la Philistine, qui lâche la bride à ses instincts, et rejoint Samson dans un véritable baiser de la mort, un « je t’aime » aigu à l’unisson où la voix de la mezzo concentre sa lumière en un aigu de soprano, fusée claire et acérée qui dévoile la victoire de sa duplicité. Quel moment encore !
Après un tel acmé de splendeur et de gravité, une chanson de Boris Vian, réunissant la soprano Julie Cherrier-Hoffmann et la trompettiste Lucienne Renaudin-Vary ,est tout indiquée pour alléger l’atmosphère. Les deux s’amusent ostensiblement sur les syncopes de Vian, la trompettiste se met même un peu à chanter, l’orchestre imitant les sabots du cheval au métallophone (« Je fais du cheval tous les matins/Car j’adore l’odeur du crottin »), tandis que la chanteuse fait assaut de gouaille (« On s’réunit avec les amis/Tous les vendredis »), la trompettiste alliée au xylophone offrant un contrepoint moqueur, jusqu’à ce que la soprano ponctue la chanson d’un aigu puissant (« un suaire de chez Dior »).
C’est Offenbach qui est choisi pour conclure un concert de près de trois heures ( !) qui est passé comme un éclair. La célébrissime Barcarolle, duo pour mezzo et soprano, permet comme souvent de mettre en place un final choral, les instrumentistes rejoignant les chanteurs dans les reprises du thème. C’est à Venise que se déroule l’acte des Contes d’Hoffmann d’où le duo est issu, mais initialement l’air provient du chant des Elfes dans l’ouverture des Rheinnixen (Fées du Rhin), le facétieux compositeur se muant en expert du recyclage, comme Rossini avant lui. Alors du Rhin à la Meuse, finalement, il y a moins que de Venise au Rhin, et l’air est aussi pertinent ici qu’ailleurs. Après quelques clignotements des flûtes, les cordes de l’Orchestre national de Metz-Grand Est se fondent en un frémissement évocateur, ces cordes nimbent les spectateurs de leurs reflets irisés, on bénit encore la disposition de la salle qui nous enveloppe de son et nous fait ressentir les crescendi comme rarement. C’est Aude Extrémo qui lance le bal (c’est une valse !), avec son timbre de chocolat crémeux, qui nous verse encore l’ivresse (fil conducteur, de la Fledermaus à Dalila, jusqu’à cette Barcarolle). « Versez-nous vos caresses » se fait entêtant, la vocalise finale « Ah », s’éteignant dans un morendo reliant les voix de tous les solistes.
Nicolas Dautricourt, Félicien Brut, Frédéric Chaslin, Julie Cherrier-Hoffmann, Lucienne Renaudin-Vary, Aude Extrémo, derrière : Aurélien Pascal et Etsuko Hirosé.
C’est un bien beau point final pour ce concert anniversaire qui a conjugué richesse, variété et exigence comme on ne le voit jamais sans doute sur une scène rurale. On ne peut qu’espérer que le Festival Musique aux Mirabelles, le « petit Glyndebourne meusien », renouvelle l’exploit à l’avenir.
Visuels : © Isabelle Bomey et © Gérard Lesquoy