Nous avons rencontré Sol Gabetta à l’issue du concert de clôture du Festival Solsberg pour évoquer les vingt ans de ce festival qu’elle avait créé à Olsberg près de Bâle. Tenant encore son violoncelle à la main, Sol Gabetta nous accueille chaleureusement pour évoquer ce lieu idyllique où les musiciens se retrouvent entre amis pour partager leur amour de la musique. Les moments forts de l’édition anniversaire sont disponibles ici.
A l’époque j’étais jeune musicienne et je voyageais sur les quatre continents. Je passais mon temps dans les aéroports et j’avais hâte de me poser. J’avais cette idée, un peu illusoire et surtout visionnaire, de me dire : « Pourquoi ce sont toujours les solistes qui doivent bouger? Pourquoi ne pas organiser des concerts qui attirent des gens vers nous? » Il y avait aussi le désir d’une certaine liberté musicale : de pouvoir jouer le programme qu’on a envie de jouer avec les gens avec qui on a envie de le jouer.
Un idéalisme est indispensable à tout artiste ; si l’on le perd, ce n’est plus la peine de monter sur scène. Un festival permet de le préserver, mais il permet aussi de réaliser les plans les plus fous. On peut envisager certaines combinaisons des musiciens et des répertoires qui ne sont pas toujours possibles, pour maintes raisons : des calendriers des uns et des autres, des agents qui ne veulent pas forcément faire jouer quelqu’un représenté par une autre agence, etc. Je voulais m’éloigner un peu de tout cela et créer un lieu qui mette la musique et l’humain au centre.
J’essaie de ne pas perdre de l’empathie avec les autres êtres humains, je trouve que cela manque un peu dans la société actuelle. Puis, elle me permet de mieux les connaître et mieux je connais les musiciens, plus j’ouvre mes antennes, plus je les écoute et plus je leur donne de liberté. Je n’ai pas envie de leur imposer mes idées. Je fais un concept général et après, je discute avec les musiciens que j’ai envie d’avoir.
Parfois ils proposent les répertoires qu’ils veulent jouer et auquel je n’avais peut-être même jamais pensé ; on en discute, on recherche et on décide ensemble. Cette liberté donne aux musiciens la confiance et l’envie de revenir. Quand je regarde le programme des dernières années, je me dis que c’est impressionnant de pouvoir faire venir ces immenses musiciens dans un petit village comme Olsberg. Ils y sont heureux et parfois ils me demandent même s’ils peuvent revenir. C’est très agréable de travailler de cette façon et avec cette passion, cette envie de faire quelque chose, me touche beaucoup.
La toute première fois, j’ai joué avec [la violoniste] Patricia Kopatchinskaja, et le pianiste suisse Gérard Wyss, qui m’a connue déjà toute petite.
Quand on est dans le circuit depuis 25 ans et qu’on donne une centaine de concerts par an, on tourne souvent avec le même répertoire d’une vingtaine de concerts qu’on connaît. Nos calendriers sont très remplis et nous n’avons presque pas de temps libre, surtout si nous avons aussi une vie de famille. Tout est déjà prédestiné, organisé à l’avance. C’est génial d’avoir des calendriers remplis, je ne me plains pas, mais un festival nous permet aussi de nous retrouver pendant trois jours entre collègues. On ne se voit presque jamais et là, on mange ensemble, on est détendus et je pense que cela nous fait beaucoup de bien.
Absolument. Solsberg est un répertoire à tous les points de vue : pour être plus proche des musiciens, les découvrir, pour y tester le répertoire, mais aussi sa forme, la conception d’un programme de la soirée, par exemple. Cela m’intéresse beaucoup. On a commencé à travailler avec les jeunes musiciens après le Covid. J’avais l’idée de lancer une série pour les plus jeunes, que je cherche moi-même sur Internet, dans les concerts que je vais écouter. Parfois je découvre quelqu’un qui n’a pas eu une carrière, j’essaie de les aider, parce qu’il y a des talents incroyables et ce ne sont pas nécessairement les premiers prix des concours internationaux.
Il vaut mieux activer ses antennes et chercher des gens qui sont de vraies découvertes et essayer ensuite de vraiment les soutenir. La plupart viennent pour faire un récital, par exemple, dans la série des Jeunes [Solsberg Young Artists] et si on trouve quelque chose à partager musicalement, ils reviennent jouer avec des musiciens plus établis et c’est une expérience superbe pour eux. A l’avenir, j’ai l’idée de créer une fondation qui prendra en charge quatre, cinq musiciens par an: qui les aidera à trouver un instrument, leur offrira une petite bourse et un certain nombre de concerts par an. C’est un projet qui me tient beaucoup à cœur.
A ce moment-là, je cherchais un endroit dans la nature pour m’y poser. J’avais fait mes études à Berlin et à Bâle et j’avais habité en Alsace pendant 10 ans, donc j’ai commencé à chercher en Suisse avec mon copain. On a trouvé une maison à Olsberg et c’était vraiment un hasard. En rentrant à Bâle après la visite, j’ai vu cette église et l’idée m’est venue spontanément de créer un festival ici. On s’est lancés très doucement en 2006. Au début, les villageois était assez choqués de voir arriver tous ces gens; ils n’étaient pas du tout prêts pour un festival dans ce petit endroit. Je me rappelle que les voitures étaient garées n’importe où, les pompiers étaient appelés à intervenir, c’est devenu un peu la folie. On a compris qu’il fallait s’organiser. Quand vous commencez à organiser des concerts vous-même, vous vous rendez compte qu’il y a tellement de choses à gérer. Il faut être créatif et réaliste à la fois et surtout, il faut connaître des gens.
Olsberg est juste à côté de la France et l’Allemagne et je pense qu’on pourrait créer un beau festival entre les trois pays. J’ai déjà réfléchi et même commencé les démarches dans ce sens, mais cela demande beaucoup de finesse et d’intelligence. Olsberg est dans le canton d’Argovie et le canton limitrophe est Bâle dont je suis très proche aussi. Certains concerts ont déjà lieu en Allemagne, mais nous n’avons pas encore trouvé d’endroit un peu idyllique en France. J’ai pensé aux Dominicains [de Haute Alsace], un endroit magnifique. Cela se fera peut-être un jour.
Idéalement, j’aimerais pouvoir inviter deux, trois orchestres de très haut niveau pour faire une ouverture un peu grandiose. Il faudra alors s’approcher de Bâle, d’autant plus qu’ils ont le Stadtcasino. C’est une salle de concert magique, mythique, que j’adore. J’y ai joué mes premiers concertos à 11 ans avec l’Orchestre de Bâle. A cette époque Paul Sacher [chef d’orchestre et grand industriel suisse] était encore là et la Fondation Sacher a une bibliothèque qui contient des grandes partitions. Elle est extraordinaire, construite sous le Rhin et très bien protégée contre les séismes. Quand je pense que les partitions d’Arnold Schoenberg ont entièrement brulé à Los Angeles, je ne comprends pas comment cela peut arriver en 2025.
En Suisse il y a quelques grands festivals de musique classique, Verbier, Gstaad, Locarno, mais il manque quelque chose dans la zone des trois frontières. Je trouve cela très attirant. Il ne faut pas oublier que c’était une région ou les gens n’était pas toujours sûrs à quel pays ils appartenaient. Ce que qu’on appelle aujourd’hui le suisse allemand est en fait une espèce d’alsacien. Ces régions ont été beaucoup bousculées. Un jour vous étiez Allemand, le lendemain Français et ainsi de suite. Je me dis qu’il serait beau de réunir ces régions autour d’un festival, d’autant plus que l’on voit beaucoup de spectateurs français et allemands qui viennent. Plus vous vous rapprochez, plus il est facile pour eux de venir, de Freiburg, de Baden-Baden, même de Strasbourg. Tout cela sont des plans, des visions, des idéaux. Après, ma vie est une et j’ai encore une quinzaine d’années à donner. Mais je pense qu’il faut vivre comme ça, sinon, on ne fait jamais rien.
Visuels : © Mathias Müller, Benno-Hunziker