Théâtre des Champs-Élysées : « Les cloches » de Rachmaninov dans un écrin de luxe
par Helene Adam20.12.2025
Un concert entièrement consacré au compositeur russe Rachmaninov attendait les spectateurs, ce 18 décembre, au Théâtre des Champs-Élysées. L’Orchestre national de France sous la direction de Cristian Măcelaru exécutait les célèbres « Cloches » avec solistes lyriques et chœurs, et la symphonie numéro trois, faisant preuve d’une grande maitrise et offrant de magnifiques sonorités.
L’histoire des « Cloches »
La genèse de cette « symphonie chorale » est singulière : Rachmaninov se sentait rempli d’inspiration pour composer une œuvre symphonique en ce début de siècle agité mais musicalement, fort prolifique comme nous l’avons déjà souligné à propos de Ravel. Il reçoit alors anonymement les vers traduits en russe d’un poème d’Edgar Allan Poe « The Bells ».
En quatre strophes, il avait là, arrangé, enrichi par le poète symboliste Constantin Balmont, une véritable histoire de la vie, rendu explicite dans cette version traduite : enfance, jeunesse, maturité, mort.
On ne sut que plus tard que l’auteur de l’envoi, était une jeune violoncelliste, Danilova, impressionnée par le texte de Balmont et qui désirait le voir mis en musique.
Rachmaninov, quant à lui, confiera plus tard que les cloches l’ont toujours inspiré : « Un de plus mes plus beaux souvenirs d’enfance est associé aux quatre notes des quatre grandes cloches de la cathédrale Sainte Sophie de Novgorod. Ces quatre notes voilées et pleureuses, je les écoutais souvent lorsque ma grand-mère m’emmenait petit en promenade avec elle… »
La musique russe est riche en évocations de ces moments romantiques, solennels ou tragiques au travers de la sonorité si particulière des cloches. On songe notamment au superbe Boris Godounov de Moussorgski (1869) et ses cloches du couronnement comme de l’enterrement du tsar.
C’est en 1913, juste avant la Première guerre mondiale, que Les Cloches de Rachmaninov sont créées à Saint-Pétersbourg où elles rencontrent un immense succès, la même année que la création des Gurre-Lieder de Schoenberg, de la Vie brève de Manuel de Falla ou du célèbre (et scandaleux !) Sacre du Printemps de Stravinski.
Rachmaninov propose des sonorités différentes pour suivre la progression du poème, d’abord les cloches légères qui évoquent l’enfance et les traîneaux dans la neige, et leur « léger son argentin », convoquant la voix de ténor, puis les joyeuses cloches du mariage, célébré par la voix de soprano et les chœurs « entendez le saint appel au mariage des cloches d’or ». Le troisième couplet est consacré à la « cloche d’alarme », « semblable au grondement d’un enfer de bronze » avec une montée de l’urgence exprimée par une accélération du mouvement des cordes avant reprise tonitruante par les cuivres et les percussions, accompagnés du chœur qui exprime une sorte de cri de terreur alternant avec une plainte désespérée. Le « feu, les flammes » semblent surgir devant nous par vagues effrayantes. L’ensemble se conclue par un final sonnant le glas, la mort, « entendez le son d’une amère tristesse, mettre un terme au rêve d’une vie amère ».
Cristian Măcelaru donne une interprétation très riche de cette œuvre originale, valorisant les pupitres parfois sollicités en soliste, alternant avec justesse les passages mélancoliques ou joyeux, solennels ou légers, tristes ou espiègles, laissant monter la tension vers la partie finale.
Marina Rebeka et Alexander Roslavets en solistes
L’enfance et les jeux sont incarnés par la voix légère du ténor Pavel Petrov, doté d’un très joli timbre sans doute insuffisamment dramatique pour porter au-delà de l’énorme orchestre au grand complet, doublé de chœurs très brillants. Il se fait entendre mais il manque un peu de coffre pour ce type d’exercice qui demanderait, à l’instar des Gurre-Lieder, un ténor héroïque.
Les cloches nuptiales reviennent au timbre divin de la soprano Marina Rebeka qui incarnera en février prochain Médée sur cette même scène. Nous savourons le choix de cette distribution de luxe pour cette belle partie pour laquelle la soprano use de tout son charme vocal pour ce (trop) court poème.
Du chaos de la troisième partie, émergent les splendides chœurs, eux-mêmes en surchauffe permanente, de la formation de Radio France, dirigée par Agnieszka Franków-Żelazny. C’est l’une des parties les plus violemment contrastées que l’ONF maitrise parfaitement bien, adoptant un rythme saccadé, incisif, violent, pour sonner l’alarme avec vigueur.
Enfin le final particulièrement lugubre, est magnifié par la voix grave, fortement charpentée et l’expression hallucinée de la basse Alexander Roslavets, qui chante actuellement, en parallèle, un puissant Boris Ismailov à la Scala de Milan dans une Lady Macbeth de Mzensk (Chostakovitch) impressionnante. Le solo funèbre du cor annonce cette marche vers le « silence de la tombe » tandis que le chanteur, avec force de gestes de protestation, exprime tout à la fois la peur et le refus de l’inéluctable fin annoncée par « ce lourd glas funèbre » auquel les chœurs font écho.
Ces solistes de très haut niveau, dont l’un effectue même un aller et retour Milan-Paris pour honorer ce contrat, donnent un éclat particulier à cette exécution magistrale.
La symphonie tardive d’un exilé
On saluera également le jeu du premier violon Luc Héry, dont le rôle d’éclaireur est particulièrement virtuose, jouant son rôle de meneur dans les différents mouvements tandis que l’ensemble des pupitres trouve son heure de gloire, le célesta, les cordes, les percussions, les cuivres dans les différentes évocations des cloches au son léger comme au son grave.
La troisième symphonie, œuvre beaucoup plus tardive de 1936, date du temps de l’exil de Rachmaninov aux USA, époque où le compositeur compose assez peu, et se produit surtout comme pianiste (réputé).
Il choisira un mode mineur et une très riche orchestration qui lui permet de valoriser les couleurs des différents instruments comme à son habitude, et le thème, exposé dès le premier mouvement, reviendra à plusieurs reprises dans l’écriture cyclique qui le caractérise à l’instar de Tchaïkovski et comprend des passages de rupture, qui évoque d’autres œuvres telles que les danses symphoniques.
L’ONF avec Măcelaru est à nouveau particulièrement brillant avec des sonorités soyeuses des cordes dans les passages élégiaques comme dans les montées nostalgiques et sombres.
Et l’on reconnait bien dans cette belle œuvre, au travers du caractère plaintif des cuivres, des répétitions obsessionnelles de certains thèmes, des accélérations angoissées, les affres du compositeur souffrant de l’exil tout en s’inspirant des rythmes américains d’une musique en train d’évoluer nettement.
Très belle ovation pour un concert équilibré et fort bien dirigé, retransmis en direct sur France Musique et toujours disponible à la réécoute !
Visuels : : © Christophe Abramowitz
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