Le baryton Samuel Hasselhorn donnait un récital Schubert, autour du cycle de la Belle Meunière, salle Cortot, accompagné par le pianiste Ammiel Bushakevitz. Un duo magnifique où les deux artistes se complètent parfaitement pour nous conduire d’étapes en étapes, vers la fin tragique de ce voyage à la quête de l’impossible amour.
La qualité de l’interprétation, la beauté du timbre, l’originalité du style, sont autant d’atouts maitres pour un jeune chanteur de 33 ans qui se classe parmi les plus intéressants dans ce répertoire très particulier du Lied allemand, formé à Hanovre puis à Paris. Si le baryton a encore une expérience limitée mais prometteuse, de la scène d’opéra, il s’impose depuis quelques années dans l’univers du Lied. Lauréat du prestigieux concours Reine Elizabeth en 2018, il a déjà enregistré pour Harmonia Mundi, un recueil de Lieder de Schumann sous le titre « Stille Liebe » et cette « Belle meunière » de Schubert. Immense silhouette, le baryton allemand est un chanteur à la voix large, très riche en harmoniques, au medium solide et aux graves souverains, capable de teinter son chant de mille couleurs et de donner un sens à ces récits courts ou plus longs qui caractérisent ce répertoire.
Hasselhorn possède une très belle technique qui lui permet, sans jamais faillir à son exemplaire diction, d’aller très vite, de proposer d’impressionnantes accélérations sans que les mots ne se bousculent jamais, de changer plusieurs fois de pulsation, de couleurs, de timbre de voix pour exprimer la versatilité des multiples sentiments contradictoires du récitant.
La soirée, dans cette salle à l’acoustique excellente, a largement confirmé sa belle réputation dans ce domaine et a comblé un public de connaisseurs, attentifs et curieux de découvrir un nouveau talent.
Samuel Hasselhorn commence très vite, le Wanderer (le promeneur) est pressé, fébrile, la voix est celle d’un baryton viril et décidé dont la diction impeccable sculpte les mots du poète allemand Willem Müller, jouant sur les syllabes, das Wasser (l’eau), das Wandern (la promenade), comme autant de pas qui résonnent sur les cailloux près du ruisseau. La musique de Schubert se fait chantante et l’interprète ne recule devant aucune difficulté, enflant la voix sur Die Räder (les roues) et l’atténuant sur Die Steine (les pierres) comme s’il butait sur un caillou, semblant parfois avancer au pas cadencé puis s’arrêtant sur ces mots qu’il prononce avec plus de douceur Sie tanzen (ils dansent) avant d’accélérer le rythme pour la dernière strophe.
D’entrée de jeu, l’interprète séduit. Pourtant les comparaisons sont légion, tous les barytons (et quelques ténors) germanophones ont donné des récitals et proposé des enregistrements de ce célèbre cycle dont le titre, trompeur, laisse imaginer une petite histoire d’amour, là où Schubert compose son premier cycle romantique et tragique.
Le ruisseau, confident du promeneur, l’accompagne dans un voyage vers la mort où moulins et meunières ne sont que des prétextes aux états d’âme du rêveur.
Mais Samuel Hasselhorn, s’éloignant résolument des interprétations intériorisées et sombres de Fischer-Dieskau ou plus près de nous de Mathias Goerne, propose au contraire une incarnation très expressive, façon opéra plus que Lied, qui donne à ce récit le caractère enfiévré, halluciné, tragique, sans temps mort qui accroche le public dès la première note et le laisse bouleversé à l’issue de la dernière. Un long silence précèdera d’ailleurs l’ovation finale.
Wohin ? (Vers où ?) le promeneur qui a suivi l’appel du ruisseau, va-t-il aller ? Le piano très musical de Ammiel Bushakevitz introduit par une sorte de roulement de notes évoquant le bruit de l’eau qui jaillit en source et en cascade, le chant toujours heurté du baryton, qui varie avec bonheur le rythme, accélérant sur Ich musste auch hinunter (je devais descendre aussi), pour ralentir sur Hinunter und immer weiter (descendre et descendre encore), pressant et presque inquiet sur Ist das denn meine Strasse? (est ce bien ma route ?), murmurant Du hast mit deinem Rauschen /Mir ganz berauscht den Sinn (ton bruissement m’a enivré) avant de marquer avec colère sa désillusion Es singen wohl die Nixen (ce sont les ondines qui chantent). Et le baryton nous offre une belle maitrise de la voix mixte en forme d’interrogation finale.
Le piano de Ammiel Bushakevitz l’accompagne avec une impressionnante musicalité, un toucher délicat qui entoure littéralement la voix moelleuse du baryton, une fluidité des notes, dans une entente parfaite de rythme, de nuances, d’expressions.
Après un Halt (stop) rocailleux et presque halluciné dans sa conclusion, où le promeneur, à nouveau vaillant et très décidé, interroge encore son ruisseau sur ses intentions, le très doux et très lyrique Danksagung an den Bach (remerciements au ruisseau), ravit l’oreille du spectateur. Et c’est avec une tendresse mêlée de résignation que Hasselhorn prononce Zur Müllerin hin! (Chez la meunière). Après ce chant suppliant et très scandé, nouvelle accélération sur le Am Feierabend (à la veillée) où Hasselhorn commence sur un ton presque badin, dansant sur les notes de Schubert, et jouant sur les répétitions et similitudes des syllabes avant de monter le ton sur Was ich schlage (que ne puis-je battre) avant de reprendre son rythme doux et rêveur.
Une très belle introduction du piano donne immédiatement le ton pour l’inquisiteur Der Neugierige (le curieux) que Hasselhorn chante avec toujours autant de nuances, terminant en particulier par un très doux Sag’, Bächlein, liebt sie mich? (dis-moi petit ruisseau, m’aime-t-elle ?). Il est rare d’entendre à ce point l’expression des sentiments contradictoires qui agitent le récitant, et d’entrevoir dès le début du cycle, son issue tragique.
Cette fièvre des mots, de la musique, du chant, Samuel Hasselhorn tout autant que son pianiste, l’exprime avec justesse, donnant l’impression d’adopter un rythme plus rapide qu’à l’accoutumé, qui n’est que le résultat de cet engagement exceptionnel dans l’art du récit.
Ainsi le Ungeduld (impatience) est-il sautillant, avec des conclusions de strophes en mode forte voire fortissimo, le Morgengruss (salut matinal) est-il suave, élégiaque, doux en mode piano, mais teinté d’inquiétude sur So muss ich wieder gehen (ainsi je dois repartir) et change de rythme sur les derniers vers, enflant la voix.
Les fleurs, le soleil, l’eau, les peines, les larmes, les regrets, les moulins, la nature et les sentiments s’entremêlent sans cesse dans le cycle de Schubert et Hasselhorn fait un sort à chaque mot dans une diction impressionnante de précision, mais surtout il sait colorer son chant de multiples nuances correspondant à chaque changement d’humeur du promeneur versatile et tourmenté.
L’infinie tristesse de Tränenregen (pluie de larmes) qui se termine en murmures, succède ainsi à la douceur romantique et dansante des Müllers Blumen (les fleurs du meunier). Le Mein (la mienne) à l’inverse est un cri de colère en accéléré, saluons encore le piano qui rythme admirablement les paroles scandées. Plus calmes, les deux chants suivants, variations sur un ruban vert, amènent l’étonnant Der Jäger (le chasseur) en mode mineur, qui constitue une vraie rupture de rythme et de tonalité avec ce qui précède. Pressé, Hasselhorn martèle les mots avec une énergie sur un mode rapide où les forte sont légion, chantés avec une voix magnifiquement projetée, tandis que le piano lui fait écho. Le mode mineur est également la tonalité choisir pour dans les deux chants suivants, le très contrasté et très expressif Eifersucht und Stolz (Jalousie et Fierté) et le plus langoureux Die liebe Farbe (La Couleur chérie) tandis que l’on revient en mode majeur, rapide et décidé, pour Die böse Farbe (La Couleur fâcheuse).
Et nous voici bientôt arrivés à l’issue du voyage mené tambour battant par nos deux interprètes, qui terminent en beauté avec der Muller and der Bach, ce dialogue entre le ruisseau et le meunier où Hasselhorn change de voix pour exprimer la douleur de chacun des protagonistes, récit résigné qui annonce la mort et s’achève, tout chargé d’émotions, par des Baches Wiegenlied, la berceuse du ruisseau et le merveilleux Und der Himmel da droben, wie ist er so weit (comme est vaste le ciel qui nous recouvre)… dans un murmure. Derniers accords délicats du piano et le silence… avant les applaudissements et rappels nombreux du public.
Un beau succès pour ce jeune baryton qu’on espère revoir très vite sur nos scènes !
Visuel : © Uwe Arens
CD : Die Schöne Müllerin (Franz SCHUBERT) / Harmonia Mundi – 2023 / Ammiel BUSHAKEVIITZ, Samuel HASSELHORN