Pour cette soirée du 4 décembre, Radio France nous proposait un programme original dans le cadre de son émission « le concert du soir » : deux suites symphoniques, deux versions originales rares, et une création mondiale, soit cinq œuvres passionnantes jouées avec entrain par l’Orchestre national de France sous la direction de Fabien Gabel.
Difficile d’imaginer de nos jours que le compositeur alsacien fut l’un des chefs d’orchestre les plus demandés au début du siècle précédent, et qu’il composa quelques pièces recherchées.
Merci donc à Radio France de nous avoir permis de (re)découvrir Gabriel Pierné, organiste, pianiste, compositeur et chef d’orchestre français, contemporain de Richard Strauss, qui peut s’enorgueillir d’avoir largement contribué à la création d’œuvres de Debussy, Milhaud ou Enescu.
Cydalise et le Chèvre-pied est un ballet en deux actes et trois tableaux, sur un argument de Robert de Flers et Gaston Arman de Caillavet, créé le 15 janvier 1923 à l’Opéra de Paris (direction Jacques Rouché). Pierné a tiré deux suites d’orchestre de ce ballet. La première suite fut jouée à la Société des concerts du Conservatoire le 24 octobre 1926, sous la direction de Philippe Gaubert ; elle comporte les principaux épisodes des 1er et 2e tableaux.
La seconde suite, plus courte, fut créée aux Concerts Colonne le 6 novembre suivant, sous la direction du compositeur. Ses thèmes sont empruntés au 3e tableau. C’est celle qui nous est proposée ce soir en introduction du concert.
La pièce est composée pour grand orchestre et six flûtes (dont un piccolo qui se livre à un très joli solo) jouent de concert, non sans être parfois noyées dans l’ensemble.
Si l’œuvre commence comme une élégante pastorale très conforme à l’esprit du dix-huitième siècle qu’elle illustre, notamment toute la nuit où le satyre s’emploie à séduire la belle Cydalise, elle évolue rapidement vers une forme ballet plus complexe qui ne manque pas de richesses harmoniques, voire d’explosions musicales surprenantes, avant un final d’un grand lyrisme, formé d’un véritable tapis de cordes.
Samy Moussa, compositeur d’origine canadienne, vit en Allemagne et produit de nombreuses œuvres sur commande, dont la pièce commandée par Radio France et créée ce soir.
Il précise dans l’exposé accompagnant son concerto pour flûte, qu’il a préféré choisir un orchestre réduit (sans percussion ni harpes), non pas pour éviter de couvrir la flûte, qu’il qualifie d’instrument « versatile », mais parce que ses « idées musicales ne nécessitaient pas un effectif plus important ». Et s’il n’a pas composé spécialement pour tel orchestre et tel interprète, il s’est senti « totalement libre » sachant qu’avec Emmanuel Pahud à qui il rend un bel hommage, « le plus grand flutiste de notre époque », « le compositeur que je suis n’est pas limité par le soliste ». Samy Moussa avoue qu’il n’est pas un très grand adepte de la flûte et qu’il a dû « remettre les compteurs à zéro » pour « trouver une voix pour la flûte ».

Et c’est une agréable surprise que cet équilibre qui valorise la fragilité, l’agilité, la virtuosité de la flûte jouée avec talent par le virtuose au son d’or qu’est Emmanuel Pahud.
Composé de deux mouvements distincts, ce concerto donne la part belle, royale même au soliste qui joue presque en permanence, en harmoniques descendantes pour la première partie, puis ascendantes pour la seconde, changeant fréquemment de tonalité avec un art consommé du mélange non discordant, accompagné le plus souvent par un tapis de cordes appuyé, mais sans excès, qui déborde régulièrement quand les aigus de la flûte culminent.
C’est un morceau globalement très équilibré que l’Orchestre national de France a manifestement à cœur de créer, et les vingt minutes de sa durée se savourent avec délectation. Il n’y a pas énormément de concertos pour cet instrument et celui-ci en illustre les multiples possibilités parfaitement maitrisées par notre virtuose.
Après les saluts, et la présence ovationnée du compositeur, la première partie était censée s’achever pour laisser place à l’entracte, mais Fabien Gabel et l’ONF, pour illustrer le plaisir de la présence en résidence de Pahud, avait réservé une belle surprise au public, celle d’une pièce récemment exhumée des archives de la Bibliothèque nationale, la version originelle de la Romance de Camille Saint Saëns, court morceau d’une grande élégance stylistique, où la flûte joue une partition plus classique, très lyrique qui permet à Pahud de montrer une autre dimension de son talent.
Une nuit sur le mont Chauve est un poème symphonique écrit par Modeste Moussorgski en 1867. L’œuvre, critiquée par le Groupe des Cinq auquel le composteur appartient, ne sera pas jouée dans cette orchestration de son vivant, et c’est celle que Rimski-Korsakov compose plus tard, après la mort de Moussorgski, qui permettra la création de l’œuvre en 1886. La partition originale étant perdue, il faudra attendre 1968 pour la retrouver et c’est Claudio Abbado qui en assurera le premier enregistrement.
La version originelle de la Nuit sur le mont Chauve, plus slave, moins sage, moins lisse que celle de Rimski-Korsakov, a gagné peu à peu en notoriété, et c’est celle que nous entendons ce soir.
Le climat créé par Moussorgski est âpre et violent dès les premiers roulements de timbale, les cuivres martèlent avec force le thème, les cordes dansent le sabbat, les sorcières se déchainent sur le mont Chauve, lieu de leurs rites sataniques, il semble soudain faire sombre dans l’écrin de bois de l’auditorium où rebondissent les assauts d’un orchestre où les percussions, les grands cuivres et les huit contrebasses, forment un déferlement continu de musique dense et ardue, formant une tessiture complexe et inextricable d’harmonies. On reconnait bien la modernité du compositeur russe, incomprise en son temps, et qui explose aujourd’hui avec ses audaces discordantes et ce final étonnant, joyeux, apaisé. Il s’en explique lui-même de manière lumineuse : « j’ai orchestré le Sabbat en éparpillant les parties instrumentales (…) les contrastes entre les cordes et les vents sont bien marqués, car je crois que cela correspond au caractère du Sabbat qui est tout en cris et en appels dispersés jusqu’au moment où la racaille diabolique se mélange dans une confusion totale ».
Sans doute parfois peut-on regretter que Fabien Gabel s’y montre un peu trop sage comme s’il voulait réguler ce flot continu et apaiser la fureur qui s’en dégage à chaque mesure, mais dans l’ensemble l’interprétation est réussie.
Nous avons à plusieurs reprises analysé l’œuvre touffue, foisonnante, inoubliable, concoctée par Richard Strauss sur le texte d’Hofmannsthal, lui aussi d’une grande richesse de thèmes et de situations.
Si la partition de Strauss peut parfois apparaître si ardue, si dense, qu’elle en est presque saturée, elle renferme en même temps des pages musicales et orchestrales fabuleuses, des pages comme jamais Strauss n’en avait produit avant la révélation que fut (et que reste) « Frosch ».
C’est le désir de mettre en valeur ce déferlement orchestral d’une richesse aussi bien harmonique que mélodique, qui conduisit le compositeur, des décennies plus tard à extraire de son opéra une Fantaisie symphonique, qui vit le jour en 1946. Il fit de même pour Salomé et Le Chevalier à la rose.
Sans l’apport des voix, l’œuvre fait ressortir son lyrisme propre au milieu des mélanges straussiens de sonorités différentes et des soudaines explosions orchestrales dont il est l’un des spécialistes. La mélodie est jouée par le violon et le violoncelle (le couple royal) et apparaît dans toute sa beauté au travers des différents thèmes qui parcourent cette œuvre féérique et crépusculaire.
C’est un grand plaisir, malgré là aussi une certaine retenue du chef, de réentendre ces puissants leitmotivs tout en suivant l’histoire de ce conte étrange et onirique de l’opéra le plus abouti de Richard Strauss.
Et l’on ne peut que remercier France Musique du choix judicieux de ce programme musical, retransmis en direct dans l’émission « le concert du soir » et disponible à la réécoute, profitez-en !
Visuels : © Hélène Adam