Ce fut une époustouflante soirée à la Philharmonie de Paris, avec le jeune pianiste virtuose Yunchan Lim dans Rachmaninoff, puis avec la trop rare et foisonnante troisième symphonie de Saint-Saëns, qui a donné l’occasion au bel orgue de nous éblouir de ses sonorités majestueuses ; le tout avec l’orchestre de Paris sous la direction de son toujours très brillant chef, Klaus Mäkelä.
Une partie du public s’est déplacé à la Philharmonie de Paris pour fêter le pianiste sud-coréen, qui s’est déjà produit brillamment dans les Variations Goldberg en avril dernier. Yunchan Lim est le plus jeune lauréat jamais consacré à ce jour par le célèbre concours américain de piano Van-Cliburn. Il avait alors 18 ans et s’est vu soudainement propulsé sur la scène internationale, se produisant avec les plus grands orchestres, dans les salles les plus prestigieuses, et réalisant déjà des enregistrements de référence, parmi lesquels on citera une très belle intégrale des Études de Chopin où sa technique (presque) parfaite s’harmonise avec une musicalité exceptionnelle.
Outre Chopin (qu’il donnera en « bis »), Yunchan Lim s’attaque aux redoutables concertos de Rachmaninoff. C’est le numéro trois qui lui a permis d’accéder au très prestigieux prix du célèbre Van Cliburn Competition en 2022, sa prestation avec l’orchestre ayant été enregistrée, a donné lieu à la publication d’un CD Decca à se procurer si l’on veut avoir une idée de l’art du jeune Coréen, en direct en quelque sorte, et de son aisance malgré la tension inévitable d’une Finale de concours. Comme il aime affronter les partitions les plus difficiles, il avait d’ailleurs ébloui d’abord le jury du concours avec les 12 Études d’exécution transcendante de Liszt.
Il abordait hier soir le quatrième concerto en sol mineur de Rachmaninoff, une œuvre qui fut fort mal reçue, en 1927, lors de sa création à Philadelphie.
Des critiques désastreuses qui parlèrent même de « monument d’ennui, de longueur, de banalité et de toc » (Pitts Sanborn pour L’Evening Telegram). On a reproché à Rachmaninoff de copier (mal) les chefs-d’œuvre du 19e siècle, de ne pas être de son temps. Ce qui le conduira à revoir à plusieurs reprises sa copie. Il a d’ailleurs décrit son sentiment en ces termes « Je me sens comme un fantôme marchant dans un monde qui lui serait devenu étranger. Je ne puis me défaire de l’ancienne manière d’écrire et ne peux acquérir la nouvelle ». Il faut dire qu’on est en pleine évolution musicale dans la composition avec les sorties d’œuvres de Berg, de Schönberg, de Bartók ou de Gershwin, qui annoncent toutes une véritable révolution face à laquelle Rachmaninoff fait figure de conservateur.
Interprété par le jeune pianiste coréen accompagné par l’orchestre de Paris et sous la direction de Klaus Mäkelä, le concerto retrouve des couleurs, des contrastes, d’éblouissants passages tels que les envolées lyriques de l’allegro ou le thème du mouvement lent (Largo) qui cite la comptine enfantine « Three Blind Mice ». Le final est particulièrement complexe, entremêlant plusieurs styles comme si Rachmaninoff avait voulu rappeler ses origines russes tout en rendant hommage à la culture américaine populaire alors pétrie de jazz. Atypique, le concerto numéro 4 a trouvé hier soir le chemin du succès, grâce à son exceptionnel interprète à que la salle a ovationné avec passion, le rappelant quatre fois.
Et c’est dans un recueillement silencieux et attentif, captivé par les sonorités musicales délicates du pianiste, que le public a eu la chance d’entendre deux « bis » de rêve : « La mort du cygne » de Camille Saint-Saëns et « la Valse en la mineur Op. 34 N°2 », de Frédéric Chopin.
Les fans de ce prodige pourront le retrouver lors de la prochaine saison de la Philharmonie de Paris, les 11 et 12 mars 2026 dans le deuxième concerto de Rachmaninoff, et le 13 dans le Quintette de Schumann. Klaus Mäkelä sera, quant à lui à la baguette les deux premiers soirs, puis au violoncelle pour le concert de musique de chambre !
Klaus Mäkelä nous a habitués à un choix judicieux de programmes et à son appétence pour le répertoire du début du vingtième siècle qu’il aime manifestement et qu’il sert particulièrement bien. Le concert avait donc commencé par un émouvant « Tombeau de Couperin » de Maurice Ravel. Rappelons que les « tombeaux » faisaient partie d’une certaine tradition musicale française en vogue à l’époque de Couperin, des pièces composées en hommage poétique et musical aux artistes morts. Ravel honore ainsi la mémoire d’un des plus grands compositeurs du 18e siècle (l’homme et sa musique), mais il évoque également ses six amis fauchés en pleine jeunesse, lors de la première guerre mondiale. À l’origine il s’agit de six pièces pour piano, chacune étant dédiée à l’un de ses jeunes gens morts au front qu’il orchestre dès 1919, en abandonnant deux des six morceaux (la Fugue et la Toccata, jugées trop difficiles à transposer) pour garder le Prélude, la Forlane, le Menuet et le Rigaudon. Ce « tombeau » n’est pas triste sous la baguette de Mäkelä.
Il est vif, coloré, presque primesautier par instants, il fête la jeunesse qui danse à l’aube de sa vie et, à l’instar de sa célèbre Valse, Ravel convie la vie et la mort dans ces pièces en mêlant les instruments dominants de l’époque de Couperin à la texture moderne de ses propres orchestrations. Le hautbois se fait entêtant dans le Prélude, la moderne Forlane lui succède avec ses moments fort portés au paroxysme, le Menuet évoque la légèreté du bonheur avant le solide Rigaudon où l’orchestre de Paris montre encore une fois, son talent dans l’exécution d’une pièce particulièrement riche en styles entremêlés.
Mais la pièce de choix est bien la Symphonie numéro trois de Saint-Saëns en ut mineur, « avec orgue » qui sonne majestueusement dans la magnifique salle Pierre Boulez qui a allumé son superbe instrument particulièrement spectaculaire de tous les points de vue. Espace idéal pour rendre justice à cette pièce orchestrale de style beethovénien, qui, outre l’orgue, a la particularité de posséder un thème exposé dès les premières mesures et repris de manière obsessionnelle jusqu’à la dernière note, modifié, déformé, changeant de style, d’instruments, des deux (les violons le jouent en cordes frottées puis les contrebasses en cordes pincées, ces pizzicatos étant peu après repris par toutes les cordes et ainsi de suite). Saint-Saëns déclarait à propos de sa création « J’ai donné là tout ce que je pouvais donner. Ce que j’ai fait alors, je ne le referai plus ».
Car le compositeur est résolument moderne et veut exploiter au maximum les capacités de l’orchestre en ajoutant des instruments et notamment ce fameux orgue qui n’intervient que dans deux mouvements, mais ne passe pas inaperçu ! Klaus Mäkelä est bien sûr totalement à son affaire avec ce gros orchestre qu’il dirige à la perfection, en gestes précis, lui donnant élan, ferveur, et subtilités, pour cette sorte de voyage initiatique vers la lumière à travers ses quatre mouvements, enchainés deux à deux, et qui change de « tempo » à plusieurs reprises pour s’achever sur un majestueux Allegro.
Paavo Järvi avait déjà dirigé cette œuvre monumentale en 2015 pour l’inauguration de l’orgue de la Philharmonie, avec Thierry Escaich. Cette fois c’est l’organiste Lucille Dollat, artiste en résidence à la Fondation Royaumont. Signalons la sortie de son CD intitulé Night Windows, mettant à l’honneur la musique française contemporaine pour orgue, avec des œuvres de Thomas Lacôte, FabienWaksman, Jehan Alain et Maurice Ravel, enregistré sur l’orgue de l’auditorium de Radio France.
Ce prestigieux concert est donné deux soirs de suite et la salle archi-comble, prouve s’il en était besoin, que la musique classique de qualité rencontre toujours un public jeune et enthousiaste qui a fêté avec ferveur ses « héros », Lim et Mäkelä.
Visuels : Yunchan Lim © Mathias Benguigui ; Klaus Mäkelä © Marco Borggreve