Âgé de 19 ans, l’israélien Omer Ein Zvi a participé cet été à la Gstaad Conducting Academy, une académie d’été qui forme 10 jeunes chefs d’orchestre du monde entier et qui leur offre la possibilité de diriger le Gstaad Festival Orchestra. À 28 ans, Luis Castillo-Briceño, né au Costa Rica, a suivi la même formation l’an passé. Il collabore désormais au London Philharmonic Orchestra et s’envolera prochainement pour Los Angeles. Tous deux, présents en août au 68ᵉ Gstaad Menuhin Festival, organisateur de la Gstaad Conducting Academy, reviennent, le temps d’une conversation, sur leurs parcours, leurs références et leur vie de chefs d’orchestre.
Omer Ein Zvi : J’avais 12 ans quand j’ai commencé. Je chantais dans une chorale et le chef de chœur m’a dit : « Tu devrais étudier la direction d’orchestre ». J’ai demandé ce que c’était. J’ai étudié très jeune, juste pour comprendre les mécanismes de base de la direction d’orchestre. Au fil des ans, je suis tombé amoureux de la direction d’orchestre. Mais pour être honnête, il m’a vraiment fallu du temps pour comprendre quel est notre rôle en tant que chefs d’orchestre et je suis encore en train de le découvrir d’une certaine manière.
O.E.Z. : Chaque fois, on découvre quelque chose de nouveau. Au début, on pense que c’est la personne qui agite simplement ses mains pendant que les autres jouent et font réellement de la musique, mais avec le temps, on se rend vraiment compte de l’importance d’être un chef d’orchestre et d’en avoir un, parce que c’est un métier très interdisciplinaire. Vous devez avoir de très bonnes compétences sociales pour communiquer avec les autres, car vous travaillez toujours avec les gens.
Ce soir, pour jouer Anton Bruckner, l’orchestre comptait 70 à 80 personnes. Pour transmettre ce que vous voulez partager avec elles en musique, il faut être capable de communiquer correctement. Et parfois, si vous n’avez pas les capacités nécessaires pour le faire, cela peut s’effondrer uniquement à cause de difficultés sociales. Il y a bien d’autres paramètres à prendre en compte, comme le fait d’être un bon psychologue : comprendre les situations sociales et savoir vraiment quand exprimer les bonnes choses. C’est très, très important en tant que chef d’orchestre.
Luis Castillo-Briceño : Je pense que nous avons tous commencé la musique très tôt. Pour moi, ça a été vers 5-6 ans. Je suis tombé amoureux de la musique. Je voulais pouvoir ensuite aider un groupe de personnes à réussir à créer cette musique. Comme l’a dit Omer, bien sûr, il faut beaucoup de compétences sociales, car en fin de compte, on est un leader. On est devant beaucoup de gens. On attend de vous que vous les dirigiez. Ils attendent de vous des réponses et que vous leur donniez une direction vers où aller. C’est l’une des choses qui font un bon chef d’orchestre. Il faut aussi avoir beaucoup d’amour pour la musique, parce qu’il faut se réveiller tous les jours pour étudier et avoir la passion de transmettre cette énergie aux autres. Être capable de combiner ces aspects détermine, je pense, ce qu’est un bon chef d’orchestre.
Ce travail implique de nombreux compromis. De quel genre ?
O.E.Z. : Cette vie peut être très solitaire parce que vous voyagez et allez de ville en ville et que vous êtes toujours seul. Voyager chaque semaine vers un endroit différent peut être épuisant. La vie de famille, bien sûr, est vraiment difficile à avoir dans ce genre de circonstances. Pour tenir, vous devez avoir une telle passion pour la musique pour que tous ces compromis en valent toujours la peine. C’est comme ça que je le vois. C’est vraiment très important d’avoir cette flamme intérieure en soi.
Quelles sont vos références ultimes en terme de maestros ? Où puisez-vous votre inspiration ?
L.C-B. : J’adore Claudio Abbado. C’est l’un des chefs d’orchestre que j’admire vraiment. Wilhelm Furtwängler aussi, un chef d’orchestre allemand très important. Et Simon Rattle, un chef d’orchestre actuel. Tous ont en commun d’aimer ce qu’ils font, mais ils ont aussi une telle aura qu’ils peuvent simplement « être » la musique et transmettre aux musiciens une énergie incroyable.
O.E.Z. : Je suis totalement d’accord avec les noms que Luis vient d’énoncer. C’est très intéressant car selon les répertoires, parfois on peut avoir des chefs favoris. Par exemple, Herbert von Karajan a un beau son de cordes et Simon Rattle a une énergie extraordinaire. C’est une très grande inspiration pour moi.
Et en Israël ?
O.E.Z : On a le grand Lahav Shami, bien sûr, qui fait beaucoup pour accroître la popularité de la musique classique dans le pays, que j’apprécie énormément, et qui est merveilleux.
Vous êtes tous les deux assez jeunes. Est-ce que vous sentez que quelque chose a changé dans votre génération à l’égard de la musique classique ou êtes-vous encore des exceptions, même au sein de votre propre entourage ?
O.E.Z : La musique classique est un petit milieu et le monde est vraiment devenu beaucoup plus accessible. Nous pouvons contacter des gens du monde entier et être informés de beaucoup de choses. Je trouve ça très, très utile parce que d’une certaine manière, je sens que notre génération est beaucoup plus connectée à ce qui se passe ailleurs. Même quand je suis dans mon appartement à Berlin, je peux regarder un concert du Verbier Festival sur Medici.TV (plateforme consacrée à la musique classique) ou ici à Gstaad et être exposé à de nombreux concerts. Cela contribue à la création d’une génération très motivée, qui a une très grande passion pour la musique.
L.C-B. : La question est aussi de savoir comment impliquer les nouvelles générations et comment faire venir les jeunes à la musique classique. Je travaille avec le London Philharmonic Orchestra, par exemple, qui engage de jeunes compositeurs pour des nouveaux projets et qui joue leurs compositions. J’ai dirigé l’Orchestre Symphonique de Berne et nous allions dans les petites écoles du canton de Berne et nous jouions pour elles. Nous voyions des enfants de 6 ans qui n’avaient jamais entendu ni vu d’orchestre. Tous ces efforts sont déployés et c’est formidable que le monde soit désormais si connecté qu’il peut prendre conscience que la musique classique existe, que c’est une chose merveilleuse. J’espère que tout le monde pourra y avoir accès.
Pour devenir chef d’orchestre, vous devez connaître et lire la musique. Êtes-vous également censé savoir jouer d’un instrument ?
L.C-B. : Oui, ça aide. C’est mieux de jouer d’un, voire de plusieurs instruments. Personnellement, j’ai commencé avec le violon à 6 ans, puis j’ai fait de la flûte au Conservatoire et à la fin, j’ai eu un diplôme en piano à l’Université de Zurich.
O.E.Z : Moi, j’ai commencé avec le violon et puis, j’ai fait du violon alto, ensuite j’ai eu quelques expériences avec d’autres instruments pour comprendre leurs mécanismes.
Ça aide vraiment ?
O.E.Z : Oui, beaucoup. Quand je regarde la partition, je suis capable de réaliser que tel fragment peut être vraiment difficile ou que deux morceaux sont difficiles à synchroniser ensemble. C’est donc vraiment utile, pas forcément pour en jouer parfaitement, au plus haut niveau, mais au moins pour savoir comment cela fonctionne, pour qu’on sache quoi demander aux musiciens.
Vous faites appel à votre mains, à vos yeux, à votre corps quand vous dirigez. Comment faire s’il y a un problème et que vous ne pouvez rien dire ?
L.C-B. : On peut faire une grimace ! En communication, on exprime peu de choses en parlant. Par contre, on peut dire beaucoup avec notre corps et nos expressions faciales et puis, comme nous avons la musique en plus, c’est encore un avantage, parce qu’il y a ce lien particulier, cette langue particulière qu’on parle tous en même temps. Bien sûr quand on répète pendant la semaine, parfois on parle, c’est un peu plus pratique, mais ce qui est intéressant c’est qu’à la fin, les musiciens et les musiciennes sont normalement si bien préparé.es, sont de tel.les professionnel.les, que cette communication non verbale est possible entre le chef d’orchestre et l’orchestre.
O.E.Z : Les plus beaux moments pour moi, c’est quand l’orchestre joue tout seul et qu’on le laisse faire. C’est si beau, si unique, que c’est vraiment un moment très spécial pour moi.
Vous avez dû passer beaucoup de temps à regarder des vidéos et apprendre, mais comment avez-vous trouvé votre propre style, votre propre langage corporel ?
L.C-B. : Je pense que je suis très ancré, alors qu’il y a des gens qui sont un peu plus aérés. J’ai aussi besoin d’être aéré à certains moments, mais je pense aussi que je suis très énergique. J’aime beaucoup engager. J’utilise aussi mes yeux. Je souris beaucoup aussi.
Je ne suis pas fan de voir quelque chose et ensuite d’essayer de le copier, parce que ce n’est pas à moi. Je n’ai jamais vraiment arrêté de réfléchir à la technique. Bien sûr, il faut d’une manière ou d’une autre les bases, mais après, j’essaie de comprendre la partition. Ensuite, le geste vient tout seul, donc je n’y pense pas vraiment. C’est aussi naturel que si je marchais d’un point à l’autre. Bien sûr, parfois, je vois un chef d’orchestre comme Simon Rattle faire quelque chose et je me dis que je ferai comme lui. Au London Philharmonic Orchestra, mon patron Edward Gardner, que j’adore, est un excellent chef d’orchestre et je dirige un peu plus comme lui après un an de travail à ses côtés.
Et pour vous, Omer ?
O.E.Z : Je pense qu’il est très difficile de ne pas être influencé par quelqu’un avec qui on passe une si longue période. Généralement, après avoir fini de travailler avec un chef d’orchestre, l’influence diminue un peu et ensuite on en trouve un nouveau et ce genre de recherche se poursuit jusqu’à ce qu’on trouve vraiment sa propre technique. Je suis toujours à la recherche de la mienne. Parfois, je m’inspire beaucoup de différents chefs d’orchestre. Maintenant, j’ai mes propres bases mais ça m’arrive de regarder des vidéos et je commence à les comparer et à voir pourquoi ça marche. C’est, je pense, très important de comprendre pourquoi le geste fonctionne et de ne pas copier simplement exactement la même chose.
Qu’est-ce qui vous intéresse en dehors de la musique classique ?
L.C-B. : J’adore lire. J’aime l’histoire ancienne et les langues. Je pense aller à Oxford pour postuler et obtenir des diplômes en histoire ancienne. Je lis beaucoup. J’ai suivi des cours à Oxford pendant trois mois en histoire ancienne, en littérature et en poésie. Marcher, c’est incroyable aussi. Faire une randonnée de huit heures, c’est très difficile et aussi très gratifiant. Aujourd’hui, ils ont joué Bruckner. Mon professeur Mark Stringer nous avait dit : « Vous ne comprendrez jamais Bruckner si vous n’allez pas dans les Alpes faire de la randonnée, parce que ça prend beaucoup de temps pour y arriver ». C’est vraiment utile pour nous, les artistes, de nourrir notre art, en étant avec nous-mêmes et aussi en étant simplement avec la nature.
O.E.Z : Tu ne vas pas le croire, mais il m’a dit exactement la même chose concernant Bruckner [rires] ! Je suis aussi un très grand fan de la nature. Pour moi, la randonnée est presque aussi importante que la musique. Chaque fois que j’ai besoin de me vider l’esprit, je sors et une fois par mois, je fais une plus grande randonnée. Ça m’aide à trouver l’inspiration.
Est-ce qu’il existe d’autres académies aussi importantes que la Gstaad Conducting Academy ?
L.C-B. : Il en existe d’autres, mais celle-ci est la meilleure en Europe grâce à au temps qu’on passe avec l’orchestre. Elle se positionne vraiment comme l’endroit clé pour un jeune chef d’orchestre.
C’est donc vraiment important pour votre carrière ?
L.C-B. : Oui, Omer va conduire l’orchestre de Berne. C’est le début d’une carrière.
O.E.Z : Clairement.
En tant que chef d’orchestre, il faut être un travailleur acharné. Qu’est-ce que cela signifie au quotidien ?
O.E.Z : Beaucoup de chefs d’orchestre avec qui je discute me disent qu’ils se réveillent tous les jours à 4 heures du matin pour étudier leur partition.
L.C-B. : Waouh, je ne fais pas ça !
O.E.Z : Chaque jour, on monte sur scène avec un morceau différent et chaque jour, on doit étudier un nouveau morceau. Chacun d’entre eux est un défi différent. Parfois, je n’étudie pas. Certains jours, cela peut être très intense. Ça peut compter en heures entre le moment où on vous appelle jusqu’à celui où on monte sur scène.
L.C-B. : Diriger, ce n’est pas seulement apprendre la partition. Il y a des jours où je me repose comme tout le monde, mais, dans une journée bien remplie, cela peut aller jusqu’à 12 heures de travail. Je suis pianiste, donc j’aime étudier le piano, ce qui m’aide aussi en tant que musicien à être musicalement actif pour étudier les partitions. Je voudrais peut-être ensuite étudier la technique de certains instruments et je devrais peut-être disposer d’éléments supplémentaires aussi. Si vous dirigez Eroica de Beethoven, vous devez comprendre ce qu’était la Révolution française, alors vous ouvrez un livre et puis vous devez comprendre qui était Napoléon. Tout est vraiment lié, c’est très intéressant d’intégrer tous ces éléments, en tant que chef d’orchestre. Cela s’ajoute à votre interprétation, cette compréhension de la partition, et cela permet d’emmener l’orchestre dans une certaine direction.
Quelle éducation tirez-vous de vos pays respectifs ?
L.C-B. : Le Costa Rica est un pays très chanceux. Nous n’avons pas d’armée. Celle-ci a été abolie en 1950. Tout l’argent de l’armée a été reversé à la culture, à l’éducation, à la santé. Nous avons une éducation et des frais de santé gratuits. Le Conservatoire national de musique a été créé, l’Orchestre symphonique national aussi. J’ai eu de la chance car j’en ai profité. Comme je l’ai dit, j’ai commencé très tôt au Conservatoire. C’est un petit pays de 5 millions d’habitants au centre de l’Amérique. Évidemment, nous n’avons pas la même activité qu’ici en Europe ou dans le nord ou le sud de l’Amérique mais ça a été plus qu’assez pour moi de grandir et de faire le saut pour venir étudier en Europe.
Y a-t-il une nouvelle génération de jeunes qui veut se lancer dans la musique ?
L.C-B. : Oui, évidemment. On a de très bons pianistes et musiciens dans des universités du monde entier et ça se développe de plus en plus. Quand des gens comme moi rentrent maintenant au pays, ils sont en mesure de donner des conseils aux autres.
Et pour vous, Omer ?
O.E.Z : Malheureusement, les circonstances en Israël peuvent être difficiles pour les gens qui veulent étudier à l’étranger. Pour beaucoup de musiciens, c’est un défi et certains commencent leur carrière un peu plus tard, ce qui peut parfois être problématique, car on a le service militaire obligatoire de 3 ans et ces années peuvent être cruciales.
L.C-B. : En musique, c’est très important. Si vous perdez 6 mois, c’est déjà trop.
O.E.Z : C’est comme pour un sportif. Dans la plupart des professions, on reste plus ou moins dans ton pays. Tout le monde est susceptible de rencontrer cet inconvénient, mais la musique est un domaine très international, donc quand on compare quelqu’un qui doit faire son service militaire de 3 ans et quelqu’un qui ne doit pas le faire, du côté de la carrière, ça peut être dommageable.
Avez-vous déjà fait les 3 ans en question ?
O.E.Z : J’ai eu une permission de repousser mon service dans 4 ans, pour garder ces 3 années cruciales.
Est-ce particulièrement difficile d’être un chef d’orchestre israélien dans ces temps difficiles ?
O.E.Z : Je pense qu’être loin de chez moi est un défi très différent qu’être au milieu de tout ce qui se passe, des deux côtés. Les circonstances sont très malheureuses pour toutes les personnes impliquées et c’est très dur d’expérimenter ça loin des miens. Ça peut être frustrant parfois de ne pas être avec tes proches, de ne pas vivre ce défi avec eux.
Propos recueillis par Katia Bayer et David Khalfa
Visuel : © David Khalfa