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Nikolaï Kuznetsov et l’Orchestre du CRR de Paris enchantent la salle Gaveau

par Hannah Starman
le 27.05.2023

Ce 25 mai, devant une salle Gaveau pleine, l’Orchestre symphonique du Conservatoire de Paris sous la direction de Pierre-Michel Durand et le pianiste Nikolaï Kuznetsov nous offrent un beau programme aux accents russes : la « Symphonie N° 9 op. 70 en mi bémol majeur » de Dmitri Chostakovitch et le « Concerto N° 2 en do mineur » de Sergueï Rachmaninov.

Symphonie N° 9 op. 70 de Dmitri Chostakovitch

La programmatrice de la salle Gaveau, Marie-Automne Peyregne, introduit les musiciens du Conservatoire à rayonnement régional de Paris en évoquant la passion pour la musique qu’incarne cette jeunesse. En attendant d’en faire un jour leur métier, les jeunes sur le plateau, parmi lesquels un premier violon aux ravissantes mèches vertes, s’attaquent à la Neuvième de Chostakovitch avec flamme et application.

Créée le 5 novembre 1945 à Leningrad par Evgeni Mravinski, la Symphonie N° 9 en mi bémol majeur de Chostakovitch est la dernière des trois symphonies inspirées par la Deuxième Guerre mondiale. La magistrale Septième (1942), dédiée à la ville meurtrie de Leningrad, et la tragique Huitième (1943), sous-titrée « Stalingrad » en mémoire de l’une des grandes défaites stratégiques de l’armée allemande, dureront chacune plus d’une heure et nécessiteront un orchestre important. En revanche, la Neuvième est compacte (25 min), limpide, sarcastique, et elle se termine avec une marche de cirque au lieu d’une grande marche triomphale : tout le contraire de ce qu’attendait le régime pour glorifier Staline et célébrer la victoire de l’URSS contre le Troisième Reich.

Écrite pour un petit orchestre classique, la Neuvième commence par un Allegro qui ressemble davantage à de la musique de chambre qu’à de la musique symphonique. Le choix de mi bémol majeur évoque à la fois le culte de la personnalité de la Troisième de Beethoven, dédiée à Napoléon, et l’héroïque Neuvième de Beethoven, le modèle indépassable de toutes les « neuvièmes. » Chostakovitch laisse ainsi croire qu’il se pliera aux « suggestions » du pouvoir en lui offrant une fresque symphonique monumentale, mais, dès le départ, il sabote toute velléité d’héroïsme ou de pompe avec un premier mouvement presque mozartien et d’une admirable banalité mélodique, qui ne pouvait qu’offenser le mélomane du Kremlin. Avec une belle énergie, les cordes de l’orchestre du Conservatoire énoncent le premier thème, repris par les hautbois. Le solo de violon manquera un peu de légèreté moqueuse, mais le dialogue avec les hautbois sera plus détendu.

Le deuxième mouvement, Moderato, ouvre avec un délicat et plaintif solo de clarinette, avec les cordes en pizzicati et des ponctuations des violoncelles et contrebasses, et crée une ambiance inquiétante, pleine de nuances et évocatrice du coût terrible de la guerre. Les entrées des clarinettes, ainsi que les reprises du thème par la flûte et le piccolo sont toutes adroitement exécutées. Enchaînés, les trois derniers mouvements encadrent le Largo de deux moments rapides, le Presto et l’Allegretto. Le scherzo du troisième mouvement débute sur un premier thème sarcastique énoncé par les clarinettes et les bassons et repris par l’ensemble des vents, un splendide roulement de timbales auquel s’ajoutent les cuivres et un solo de trompette provocant. Le Largo s’ouvre sur une auguste fanfare funeste jouée par les tubas et les trombones et un sombre solo de basson, très joliment exécuté. Le basson excellera également dans l’Allegretto final qu’il ouvrira avec le premier thème avec lequel Chostakovitch rejettera clairement toute forme de triomphalisme après un conflit mondial meurtrier dans un régime de terreur. La grotesque marche « victorieuse », reprise par l’ensemble de l’orchestre sera le comble de l’ironie. Lors des répétitions, Chostakovitch aurait marmonnée: « Du cirque, du cirque ! »

La création de la Neuvième provoque la colère de Staline et laisse perplexes les spectateurs et les critiques. Chostakovitch dira plus tard que Staline « était profondément offensé qu’il n’y ait pas de chœur, pas de solistes. Et pas d’apothéose. Il n’y avait même pas de dédicace dérisoire. Mais je ne pouvais pas écrire une apothéose à Staline, je ne le pouvais tout simplement pas. » La Neuvième restera bannie en Union Soviétique du vivant de Staline et ne sera pas enregistrée avant 1956.

Concerto N° 2 de Sergueï Rachmaninov op. 18 en do mineur

Après l’entracte, la soirée se poursuit avec le Deuxième concerto de Rachmaninov, joué par le pianiste russe de 29 ans, Nikolaï Kuznetsov. Né à Moscou en 1994 dans une famille de musiciens, Kuznetsov intègre la prestigieuse école Gnessin pour les enfants doués à neuf ans. Il étudiera au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou avec Andrey Pisarev et Nikolai Lugansky et décrochera son diplômé avec mention en 2021. Il remportera le 1er prix du concours Ricard Vines de Lérida en Espagne en 2018 et le 1er Prix du Wandering Music Stars de Tel Aviv en 2019, avant de gagner des Monte Carlo Piano Masters en 2021.

Créées à Nice en 1989 par Jean-Marie et Chantal Fournier, les propriétaires de la salle Gaveau, les Monte Carlo Music Masters sont l’un des concours internationaux les plus prestigieux au monde. La rotation se fait sur trois ans, chaque année étant consacrée à un instrument : le piano, le violon et la voix. Pour se présenter, les candidats doivent être finalistes des concours internationaux et les Masters de Monaco n’attribuent qu’un seul prix d’une valeur de 30,000 euros par an.

Ce soir à la salle Gaveau, en présence du couple Fournier, Nikolai Kuznetsov jouera le Deuxième Concerto de Rachmaninov avec lequel il a remporté les Piano Masters. En costume noir et chemise blanche, le jeune homme s’installe au piano. Dès la première série d’accords qui progresse crescendo du pianissimo au fortissimo, Kuznetsov affiche une assurance, une ambition, une exigence et une fierté de quelqu’un qui joue pour gagner. Yeux fermés et gouttes de sueur dégoulinant sur son front, Kuznetsov déroule son époustouflante interprétation du Deuxième concerto, réputé pour son extrême difficulté qui demande au pianiste à jouer des dixièmes d’une seule main. Face au prodige russe, l’orchestre peine parfois à suivre, mais y met tant de cœur que l’on ne peut qu’en être impressionné. Pierre-Michel Durand conduit les jeunes avec une bienveillance à toute épreuve et arrive remarquablement à tenir tous les bouts à peu près ensemble.

La joie de Kuznetsov est palpable lorsque les applaudissements, amplement mérités, retentissent dans la salle. Il sourit de toutes ses dents, enlace le chef d’orchestre à plusieurs reprises et, la main sur le cœur, répète « spassiba. » Sous les yeux admiratifs des membres de l’orchestre du Conservatoire, Kuznetsov offrira à son public enchanté trois généreux bis qu’il jouera avec la même concentration stupéfiante. D’abord, une éclatante démonstration de virtuosité : son propre arrangement de Libertango d’Astor Piazzolla. Il enchaînera ensuite avec la rêveuse Nocturne op. 19, 4 de Tchaïkovski avant de terminer avec l’Étude révolutionnaire op. 10 de Frédéric Chopin. Sous les applaudissements insistants de la salle et des « spassibas » tonnés à l’unisson par deux spectatrices du deuxième rang, Kuznetsov reviendra pour la cinquième fois, enlacera de nouveau le chef d’orchestre, serrera les mains de la première violon aux mèches vertes et refermera le piano. Une soirée de triomphe pour Nikolai Kuznetsov, d’inspiration pour les jeunes du Conservatoire et de bonheur pur pour les auditeurs ! Le pianiste sera de retour à la Salle Gaveau le 14 septembre 2023 et l’on s’en réjouit déjà.