Le 12 août, dans le cadre enchanteur de l’auditorium du château du Parc de Florans, Nelson Goerner a clôturé le cycle de l’Intégrale des Concertos pour piano de Rachmaninov avec une interprétation intense et cristalline des Troisième et Quatrième Concertos. Un exploit physique et psychique que le pianiste argentin a relevé avec une grâce fulgurante, pour le plus grand bonheur de quelque 2000 mélomanes installés dans les gradins.
Avant le début du concert, une annonce nous informe qu’à la demande de l’artiste, le Quatrième concerto précédera le Troisième. Moins éclatant que le célèbre Troisième, le Quatrième de Rachmaninov est pourtant une œuvre fantasque, introspective et émotionnelle, d’une chaste virtuosité. Elle semble correspondre au tempérament contrôlé et passionné de Nelson Goerner. L’immense pianiste argentin, à l’allure d’un danseur de tango, aborde avec gourmandise ce « mal-aimé » (France Musique) des concertos du compositeur russe.
A l’exception de Vladimir Ashkenazy et avant lui, Arturo Benedetti Michelangeli (dont l’enregistrement du Quatrième de 1957 reste une référence, comparable à celle de Rachmaninov lui-même), aucun grand pianiste n’a défendu ce concerto audacieux, angulaire et résolument moderne. La version originale de 1926 est pratiquement inconnue, d’autant plus que sa création mondiale le 18 mars 1927 à Philadelphie, sous la direction de Leopold Stokowski et avec le compositeur au piano, a été une débâcle cuisante.
Rachmaninov n’avait pas connu un tel cauchemar depuis la réception catastrophique de sa Première symphonie en 1897, qui l’avait plongé dans trois ans de dépression. Les critiques sont acerbes. Pitts Sanborn, le chroniqueur de New York Evening Telegram, en donnera le ton : « La partition orchestrale a la richesse du nougat et la partie de piano scintille d’innombrables trilles et figurations. […] Ce n’est ni une musique futuriste, ni une musique du futur. […] Mme Cécile Chaminade aurait pu commettre la même chose après son troisième verre de vodka. »
On ignore l’effet de ces propos sur la compositrice française que Georges Bizet appelait « mon petit Mozart », mais Rachmaninov en était formellement anéanti. Pendant cinq ans, il n’écrit rien. Il retire le Quatrième de son répertoire et entame une succession de révisions ; sans succès apparent, car la version de 1928 ne sera pas mieux accueillie. L’enregistrement de William Black avec le Iceland Symphony Orchestra dirigé par Igor Buketoff de 2013 est la seule trace gravée disponible dans le commerce de cette mouture collector.
Rachmaninov se penche sur son Quatrième concerto une fois de plus en 1941. Il élague environ deux cents mesures depuis la première version, simplifie l’écriture pianistique et révise le finale ainsi que l’orchestration de l’ensemble. Le 20 décembre 1941, il enregistre cette ultime version avec l’Orchestre de Philadelphie dirigé par Eugène Ormandy. Jugeant que les coupures appauvrissaient l’œuvre en la privant de son originalité et de sa force, Vladimir Ashkenazy prendra la baguette pour ressusciter la version de 1926, redécouverte et publiée en 2001. Le disque Piano Concertos Nos. 1 & 4 (Original Versions), gravé avec l’Orchestre philharmonique d’Helsinki et le soliste Alexandre Ghindine, paraîtra ainsi chez Ondine en 2001.
Nelson Goerner opte pour la version de 1941, assez classique, sans ajouts et sans accentuer l’aspect jazzy de la partition. Concentré, analytique, il ne se perd jamais dans le détail, mais délivre sa lecture fouillée et riche avec élégance et sobriété, sans le moindre effet de manche.
L’orchestre polonais, Sinfonia Varsovia, dirigé par Aziz Shokhakimov, commence avec un son un peu terne et sec, mais qui sera joliment équilibré par le piano clair et lumineux de Goerner. L’orchestre, le chef et le pianiste sont visiblement heureux de se retrouver – ils ont déjà conquis le public du Festival en 2022 – et l’on sent l’attention réciproque et bienveillante qu’ils se prêtent. Le Quatrième de Goerner respire une force sereine et une tendresse assumée. Un baume sur le cœur du mal-aimé.
Nelson Goerner revient après l’entracte pour la deuxième partie de son programme, souriant et prêt à jouer ce Troisième concerto qui a changé sa vie il y a plus de trente ans.
Né en 1969 à San Pedro en Argentine, Goerner s’initie au piano à 5 ans avec Jorge Garruba, puis poursuivra son apprentissage au Conservatoire national de musique de Buenos Aires. Il gagnera le Premier Prix du Concours Franz Liszt de Buenos Aires en 1986, l’année du retour tant attendu de sa célèbre compatriote, Martha Argerich, en son Argentine natale. Elle n’y avait pas mis les pieds depuis 14 ans et « c’était un évènement majeur pour Buenos Aires, » comme Goerner se remémora dans un entretien avec Geoffrey Newman en 2015.
Argerich fait jouer Goerner – qui a alors 17 ans – lors d’une soirée avec des jeunes pianistes. Impressionnée par son talent, elle lui fait décerner une bourse d’études par Mozarteum Argentino, qui lui permettra d’intégrer la classe virtuosité de Maria Tipo au Conservatoire de Genève. « C’est grâce à Martha que je suis allé en Europe (et que j’y suis resté). Cela aurait été extrêmement difficile pour mes parents d’organiser tout cela […]. Je ne viens pas d’une famille de musiciens. » En septembre 1990, Nelson Goerner remportera le Premier Prix à l’unanimité du Concours de Genève pour le Concerto n°3 de Rachmaninov, qu’Argerich avait gagné en 1957.
Grâce à cet exploit, le monde découvre Nelson Goerner, l’homme affable aux doigts d’or que l’on voit ce soir prendre place derrière son Steinway. Le pianiste hoche la tête en direction du chef d’orchestre et pose doucement ses mains sur les touches, puis les retire. Dès les premières mesures, on reconnaît l’imagination réfléchie, l’assurance sensible et cette humilité sans ostentation qui distingue les plus grands.
Le Troisième concerto, que Goerner enregistre avec le BBC Philharmonic dirigé par Vassily Sinaisky en 2018, est réputé comme une des partitions les plus difficiles du répertoire. Depuis que le film Shine, sur le pianiste australien David Helfgott, a introduit le Troisième au grand public, son aspect virtuose fascine. En réalité, Helfgott n’a pas souffert d’une dépression mentale due aux rigueurs de l’interprétation du Troisième alors qu’il était étudiant au conservatoire de Londres, mais le mythe de la difficulté diabolique de ce concerto persiste. Pour certains pianistes, cette œuvre magistrale est devenue ainsi une épreuve de « virtuosité ultra-démonstrative » qui n’a de virtuosité que les indicateurs de performance sportive : la vélocité, l’agilité et la puissance.
Rachmaninov a, certes, composé le Troisième concerto en 1909, avant de partir en tournée aux États-Unis, pour montrer ses talents qui vont au-delà de la virtuosité technique. D’autant que la difficulté extrême de l’œuvre s’explique en partie par l’anatomie singulière de son compositeur. Il convient de rappeler que l’empan de Rachmaninov était d’environ 30 cm, ce qui n’est pas à la portée de tout le monde ! Le dédicataire de l’œuvre, le pianiste Josef Hofmann, ne l’a jamais abordée. Le New York Herald relate que même Rachmaninov était tellement exténué par l’effort qu’il ne pouvait pas jouer un seul rappel après l’exécution du Troisième, ce qui « a fait beaucoup rire le public. »
Le compositeur crée le Troisième à New York le 28 novembre 1909, accompagné du New York Symphony Orchestra, dirigé par Walter Damrosch. L’œuvre sera redonnée quelques semaines plus tard sous la baguette de Gustav Mahler. Vu la popularité du Troisième concerto aujourd’hui, on s’imagine difficilement qu’à l’époque, le public et la critique lui préféraient nettement le Deuxième. Ce n’est qu’après que Vladimir Horowitz se l’approprie à la fin des années 1920, que le Troisième concerto connaît un succès retentissant. Quelques jours avant son début américain au Carnegie Hall, le jeune Horowitz jouera le n° 3 à Rachmaninov qui en sera médusé. Il s’écriera à Abram Chasins à propos de Horowitz : « Il s’est jeté sur la musique comme un tigre affamé. Avec son audace, sa bravoure, son intensité, il l’a dévorée tout cru. »
A la différence de Horowitz, Nelson Goerner aborde le Troisième avec tendresse et poésie. Penché sur son piano, ses mains survolant le clavier, il donne l’impression d’une aisance spontanée, alors qu’il maîtrise rigoureusement tous les paramètres de son jeu. Sa puissance est contenue et pudique, ses passages solo sont d’une beauté époustouflante. Les timbres de Sinfonia Varsovia donnent aux tutti un lustre plus métallique et moins lumineux qu’on ne le souhaiterait. Mais Goerner arrive à modérer les propos durs et quelque peu criards de l’orchestre avec sa propre couleur sonore, pour en arriver à un rendu assez inspiré et cohérent. Visiblement plus endurant que Rachmaninov, Nelson Goerner aura encore de l’énergie après ce marathon pianistique pour offrir à son public ému et enthousiaste, un sourire gracieux et un bis d’une douceur infinie : le Nocturne n° 20 en ut dièse mineur op. posthume de Frédéric Chopin.
Durant cette inoubliable soirée de musique, Nelson Goerner nous montre la vraie virtuosité, celle qui « laisse s’effacer les prouesses techniques sous la force, la diversité, la beauté des couleurs et des nuances, sous l’impact émotionnel de son interprétation, » comme le dit si justement Arcadi Volodos.
Visuels : © Valentine-Chauvin