Munich peine à se remettre du départ son directeur musical Kiril Petrenko, et l’accueillait avec une joie immense pour trois concerts exceptionnels. Il était accompagné, pour la première partie du pianiste, Daniil Trifonov. Une soirée exceptionnelle !
Lors des grandes soirées à Munich, l’atmosphère est surchargée de cette impatience perceptible du public qui se presse dans les coursives avant de pouvoir entrer dans la grande salle. Les portes tardent à s’ouvrir d’ailleurs et la foule se fait de plus en plus nombreuse.
L’on peut constater que pour les deux stars de la soirée, le public arbore tous les styles et surtout tous les âges. Ce n’est pas spécialement une soirée de « vieux », même si, comme toujours dans les concerts de musique classique, les cheveux blancs ne sont pas rares. Déjà à l’extérieur sur le perron en haut des escaliers qui surplombent une place en pleine réfection, les pancartes « suche karte » (je cherche une place) ne manquaient pas.
Munich attendait avec impatience le retour de son ancien directeur musical chéri, le brillant Kiril Petrenko qui poursuit brillamment sa route, de succès en succès, depuis qu’il est le chef des prestigieux Philharmoniker à Berlin.
Il va de soi qu’il n’était pas question pour nous de manquer l’un de ces rendez-vous alors que nous étions à Munich où il nous avait laissé.e.s tant de souvenirs inoubliables durant son mandat en dirigeant les plus grandes œuvres lyriques.
Les trois concerts donnés les 7 (matinée), 8 et 9 (soirées) décembre étaient donc sold out (ausverkauft pour respecter la langue de Goethe).
Il est toujours difficile de trouver les mots exacts pour rendre compte d’un génie quand tant de chefs sont intéressants, voire excellents en ce moment, dans le monde de la musique classique. Nous ne sommes pas dans une période de pénurie et pourtant, aucun n’atteint ce degré de perfection sortant de l’ordinaire, de Kiril Petrenko.

Soulignons aussi, pour ceux qui n’auraient pas eu la chance de le voir en salle, qu’il possède une gestuelle qui lui est tout à fait personnelle et qui montre à quel point, sans ostentation, il fait partager son amour de la partition à ses instrumentistes. Ce spectacle du chef en osmose avec chacun des membres de son orchestre est totalement partie prenante du frisson que l’on ressent dès qu’il s’installe sur la scène, et qui ne nous quitte plus durant toute la prestation.
Petrenko a déjà dirigé un des concertos de Brahms, le deuxième, avec le brillant soliste qu’est son compatriote Daniil Trifonov, l’un des jeunes pianistes les plus en vue depuis quelques années. C’était à l’occasion des fêtes du Nouvel An 2024 à Berlin, dans la prestigieuse philharmonie dont il conduit les destinées depuis fin 2019.
Trifonov se distingue des autres prestigieux pianistes actuels (car il n’en manque pas non plus) par la profondeur des sentiments qu’il n’exprime que par un touché fabuleux, résultat d’une excellente technique et une faculté à donner son interprétation, qui n’est pas forcément exactement la même à chaque fois qu’il aborde le même morceau. Là où parfois pour certains virtuoses du clavier, la technique prime sur l’expressivité, on apprécie, à l’instar de solistes comme Kantorow, découvrir que son humeur du jour le conduit à accentuer telle ou telle partie de son concerto.
Avec le premier concerto de Brahms, aux allures très symphoniques, il oppose son jeu puissant, mais volontairement très concentré, aux élans de l’orchestre qui, sous la baguette de son chef retrouvé, propose une palette de couleurs merveilleuses et une pâte sonore excitante. Les thèmes puissants de Brahms s’élèvent régulièrement de l’orchestre, tandis que Trifonov impose sa vision romantique exacerbée, sa formidable capacité à répondre à ses partenaires à sa manière. On avait entendu ce concerto interprété par lui avec l’Orchestre de Paris et son jeune chef Klaus Mäkelä qui marche nettement dans les traces de Petrenko.
Mais on était un cran en dessous. Sans doute parce qu’il faut savoir opposer à la virtuosité expressive de Trifonov, la folie d’un orchestre survolté qui ne recule devant aucune audace stylistique pour magnifier l’œuvre.

Son introversion facilite l’interprétation presque chambriste du deuxième mouvement où il rencontre les nuances infinies dont Petrenko est le chantre incontesté.
Nous avons là la rencontre entre deux artistes qui se comprennent et partagent le goût pour la profondeur de l’analyse musicale plutôt que pour l’ostentatoire et le clinquant.
Un grand silence accompagne l’exploit tandis que la salle est tendue manifestement comblée par l’approche contemplative en grande communion des deux artistes.
Trifonov nous joue des trilles d’une longueur inouïe et sans limites de perfection, des descentes chromatiques rapides et précises, et son piano sautille dans le troisième mouvement tandis que Petrenko valorise le jeu des solistes secondaires de l’orchestre. Le rondo final, rapide, aux tempi plus vifs, amène un long silence avant que la salle sur le signal de « son » chef ne se lance dans une véritable ovation.
Artiste très introverti, Trifonov ne noue pas de relations directes avec le public, mais uniquement par le truchement de la musique. Quand il a fini, il salue d’un signe de tête raide et s’en va. Il faudra que Petrenko l’enjoigne à rester un tout petit peu pour le contraindre à revenir saluer puis octroyer au public un « bis » dans la même veine que son concerto.
Trifonov, on l’a dit, est avare de sourires en saluant le public, mais il nous offre un très beau « bis » sans se faire trop prier, avec une fugue inspirée de Bach, composée par Sergueï Taneïev, à la veine lyrique qui introduit fort bien la deuxième partie et la quatrième symphonie de Tchaikovsky, avec lequel Taneïev a étudié la musique.
Et après l’entracte, on atteint de nouveau les sommets du génie dès les premières notes d’une interprétation remarquablement intelligente de cette œuvre en fa mineur, particulièrement poignante, qui se situe lors d’une période difficile du compositeur russe notamment du fait de ses déboires conjugaux.
Démarrant en fanfare avec une série de mesures martiales des cuivres, l’œuvre bifurque très rapidement vers la douceur du jeu pianissimo des cordes et vents, qui entament une sorte de valse triste et nostalgique qui vous saisit de l’angoisse et des regrets que ressentait alors le compositeur russe. Son compatriote sait rendre tout son mystère à cette épopée douloureuse si typique de la musique de Tchaikovsky avec ce leitmotiv qui revient sans cesse, à des rythmes différents, jouée par des instruments différents, mais qui exprime toujours cette sorte de fatalisme dans lequel nous plongeons à notre tour sans pouvoir sortir de ce regret des jours heureux si bien exprimé.
Quelques courtes incursions plus calmes et moins tragiques sont également soulignées par le génie de Petrenko, voire quelques airs de flûtes ou de clarinettes presque joyeuses avant que l’on ne reparte à l’assaut de la recherche impossible du bonheur.
Petrenko sait comme personne disséquer une partition pour traiter soigneusement toutes ses parties, ne pas en laisser échapper la moindre miette et donner à entendre tous ses aspects les plus complexes. Les crescendos partent de pianissimi sublimes pour s’élever vers les cimes, les rythmes sont travaillés et Petrenko peut stopper son orchestre une micro seconde pour le faire repartir aussitôt en soulignant par cette respiration, l’importance du passage suivant. Il transmet une sorte de fièvre obsessionnelle qui nous met dans un état second pour absorber autant de ces émotions contenues dans la musique ainsi incarnée.

Ses gestes sont toujours précis et remarquables. Petrenko ne bat pas la mesure, ses musiciens savent la respecter sans lui. Il leur insuffle par sa gestuelle complexe, un style unique, évitant tout pathos excessif – y compris durant l’andantino in modo di canzona, particulièrement lyrique -, mais profondément émouvant. On ne sait comment qualifier l’extraordinaire maitrise du pizzicato des cordes lors du scherzo (entièrement en Pizzicato ostinato), tant il est juste et sublime. Le final – allegro con fuoco – nous a déjà emmenés au paradis et le rythme vif que Petrenko impose à son orchestre, conduit à l’extase une salle qui l’accueille par une standing ovation et sans doute une demande muette évidente « revenez vite, maestro, vous nous manquez ».
Opéra de Munich – Concert academy du 8 décembre.
Visuels : © Hélène Adam