Ce dimanche, 11 août, Mao Fujita, le prodige japonais de 25 ans, interprétait un programme tout en finesse et construit comme un jardin zen autour des œuvres de Mozart et Schumann, un programme agrémenté de surcroit par des joyaux de De Séverac, Chopin et Prokofiev. Une promenade musicale imprégnée de sérénité, d’élégance et d’harmonie.
Né le 28 novembre 1998 à Tokyo, Mao Fujita s’initie au piano à 3 ans. Il remporte son premier concours international World Classic à Taiwan à 12 ans, et poursuit sa formation au Collège de musique à Tokyo. Depuis 2022, il se perfectionne auprès de Kirill Gerstein à Berlin. Le jeune pianiste a acquis la reconnaissance internationale en remportant de nombreux prix prestigieux, notamment le Premier prix du Concours Clara Haskil en Suisse en 2017 ans et, deux ans plus tard, la médaille d’argent au Concours international Tchaïkovski.
À Moscou, il a joué la Sonate n° 10 K. 330. Une évidence pour Fujita qui l’avait entendue pour la première fois jouée par… Vladimir Horowitz en 1986 à Moscou. « C’est cette interprétation qui a donné à Fujita l’envie de devenir pianiste », écrit la journaliste américaine Olivia Giovetti dans la brochure du coffret l’Intégrale des sonates de Mozart, le premier album du jeune pianiste, paru en 2022 et récompensé par l’Opus Klassik dans la catégorie « jeune artiste de l’année ».
Vêtu en chemise à col chinois noire et un pantalon noir, Mao Fujita s’approche du piano et se penche légèrement en avant pour saluer le public. Souriant, il se lance dans la Sonate n° 13 de Mozart avec la joie des retrouvailles entre vieux amis. Fujita connaît les dix-huit sonates de Mozart par cœur et rappelle que le compositeur, lui-même pianiste, « ne jouait pas toujours ce qu’il écrivait. Il improvisait, ajoutait des phrases ou des notes. » Il aborde les partitions de Mozart presque comme une grille d’accords : « Si je joue ses sonates telles qu’elles sont écrites, c’est assez ennuyeux. Mais on peut en faire quelque chose de spécial ». Promesse tenue : les Sonates de Mao Fujita sont exquises.
Lorsqu’il écrit sa Sonate n° 13 en 1784, Mozart est à Vienne, marié, père et musicien avec une carrière florissante. Ses sonates de cette époque commencent à prendre de l’ampleur et de profondeur, mais sans les aspects tragiques et les éclats de virtuosité de ses dernières sonates. « La musique pour les doigts de dames » a tranché, au sujet des sonates délicates et scintillantes de Mozart, le compositeur moderniste américain Charles Ives. Mao Fujita attaque l’Allegro vivace de la Sonate n° 13 avec fraîcheur et émerveillement. Il joue les passages plus contemplatifs du deuxième mouvement avec une grâce rêveuse qui se fond dans le ciel étoilé surplombant des platanes centenaires. Son interprétation est ravissante et pétrie de nuances et d’espiègleries, notamment dans le plus ludique troisième mouvement.
Ses doigts glissent sur le clavier sans effort et produisent un son cristallin et raffiné. Les expressions qui se dessinent sur son visage expriment un mélange d’enchantement et de plaisir d’un ikebaniste qui vient de créer un arrangement floral particulièrement délicat et harmonieux. Il enchaine presque sans s’arrêter, comme pour ne pas rompre la magie, « Les Fêtes », extrait de Cerdaña, une suite de cinq études pour piano de Déodat de Séverac, de 1911. Avec cette musique « qui sent bon et l’on y respire à plein cœur » comme l’a décrite Claude Debussy, Fujita rend hommage à ce compositeur très attaché à la culture provençale.
Mao Fujita continue à arranger son bouquet estival avec attention au détail et une grande sensibilité rigoureuse à la beauté. Son interprétation de la Barcarolle op. 60 de Chopin est souple et délicate. Composée en 1846, ce morceau romantique qui tire son nom de chants des gondoliers vénitiens, est éblouissant de lyrisme et frissonnant de tendresse. Plongé dans un univers qui semble le combler, tant son visage paraît heureux, Mao Fujita fait penser à un dentellier qui entrelace avec dextérité ses multiples fuseaux pour dévoiler un dessin dont il est le seul à connaître le détail. Il construit la tension progressivement et exécute sans affectation la coda virtuose toute qui se termine par quatre octaves marquées fortissimo.
Encouragé par des applaudissements appuyés, Mao Fujita se lève brièvement et s’incline devant le public. Il s’essuie furtivement le front et enchaine avec la Sonate n° 1 op. 1 de Prokofiev. Écrite en 1907, alors que le compositeur n’avait que 16 ans, la n° 1 est une composition étonnante de maturité. Le génie de Prokofiev y combine déjà le romantisme tardif avec les sonorités modernistes. Dans ce bijou de jeunesse, le compositeur exprime une large palette d’émotions et explore toute la gamme de textures du piano au travers de passages audacieux qui alternent avec des moments d’une intense et délicate beauté. L’ interprétation de Fujita est expressive et elle restitue la fraicheur et le lyrisme d’une œuvre encore imprégnée de Rachmaninov.
Après l’entracte, Mao Fujita revient devant un public charmé pour la deuxième partie du programme. La mélodie de la chanson enfantine « Ah, vous dirais-je Maman » retentit dans l’auditoire. Conçues comme matériel pédagogique par le jeune Mozart (il a 25 ans à l’époque) qui cherche à se faire sa place comme professeur de piano à Vienne, les Douze Variations ont été immensément populaires depuis leur composition en 1781. Le petit morceau de bravoure commence simplement avec la main droite qui joue la mélodie et la main gauche qui ajoute des ornements. Au fur et à mesure que les variations avancent, la difficulté croît jusqu’à la dernière variation, virtuose et jouée à une vitesse vertigineuse. Il n’y a pas de doute : Mao Fujita se fait plaisir.
Il attaque sans pause le premier mouvement de Kreisleriana op. 16 de Schumann. Sous-titrée, Fantaisies pour le pianoforte, cette composition dramatique en huit mouvements, dédicacée à Frédéric Chopin, a été composée en quatre jours en 1838, alors que Schumann était fou amoureux de sa future épouse Clara. Alternant le calme et la tempête, l’effroi et l’exaltation, le cycle exprime l’amour doux et sauvage, rêveur et impulsif, les humeurs changeantes, les sensibilités extrêmes et les contradictions qui agitent un homme épris.
Plutôt que de se laisser emporter par le tourbillon amoureux du compositeur, Mao Fujita porte son attention sur le personnage littéraire d’E.T.A Hoffmann qui l’a inspiré. Il raconte les aventures de Johannes Kreisler, le maître de chapelle fantasque. Ses doigts sur le clavier évoquent avec la verve d’un conteur chevronné l’histoire de cet homme génial et fou, musicien irascible et excentrique qu’on voit apparaître « chantant gaiement et sautillant, avec deux chapeaux enfoncés l’un sur l’autre, et deux tire-lignes à régler le papier passés comme des poignards dans sa ceinture rouge » dans le préambule de Kreisleriana de Hoffmann. Posé et serein, Fujita ne se laisse pas emporter dans la tourmente et la folie de Schumann et nous en livre – avec une flamme toute intérieure – une interprétation éloquente, dépassionnée et autrement impactante.
Rappelé avec insistance sur scène par un public subjugué, Mao Fujita nous offre trois bis, divinement exécutés : deux improvisations de Poulenc, dont « Hommage à Edith Piaf », et l’Allegro de la Romance sans paroles n° 2 de Mendelssohn. Après le concert, il signe les programmes et les CD que les spectateurs lui présentent. Il sourit affablement en répétant « Thank you. Thank you » avec une sincérité désarmante. Une belle rencontre avec un artiste singulier.
Visuels : © Valentine Chauvin