La Maison de la Radio fêtait, le 7 novembre, les dix ans de l’inauguration de son Auditorium avec un beau programme autour de l’amitié musicale. La Slava’s Fanfare d’Henri Dutilleux et la fanfare écrite pour l’occasion par Yuki Nakahashi encadraient deux œuvres majeures de Dmitri Chostakovitch : le Concerto pour violoncelle n°1 et la Symphonie n°5.
Après une brève introduction de Saskia de Villa, la soirée d’anniversaire commence avec Slava’s Fanfare, un hommage rendu par Henri Dutilleux à son ami Mstislav (Slava) Rostropovitch. L’œuvre d’une durée d’exécution de deux minutes a connu une première création au printemps 1990 aux Rencontres musicales d’Évian, à l’époque sous la direction artistique de Rostropovitch. Elle a été ensuite créée une deuxième fois, en mars 1997, au Théâtre des Champs Élysées, à l’occasion des 70 ans du célèbre violoncelliste russe. Lors de l’inauguration de l’Auditorium, le 14 novembre 2014, l’Orchestre National de France avait déjà joué Slava’s Fanfare sous la direction de Daniele Gatti.
Ce soir, c’est le chef colombien, Andrés Orozco-Estrada, qui en assure la direction. Né en 1977 à Medellín, dans une famille modeste, il apprend d’abord le violon, puis commence des études de direction avant d’intégrer l’Universidad Javeriana à Bogota. En 1997, il partira à Vienne pour se perfectionner à l’Académie de musique et des arts du spectacle avec le célèbre chef slovène Uros Lajovic. Chef principal de l’Orchestre Orchestre Tonkünstler de Basse-Autriche entre 2009 et 2015 et directeur musical de l’Orchestre symphonique de Houston entre 2014 et 2021, Orozco-Estrada est le chef principal de l’Orchestre symphonique de la RAI depuis 2023 et de l’Opéra de Cologne à partir de 2025.
Après cette mise en bouche gaie et légère, le plateau se remplit pour une formation chostakovitchienne. Des dizaines de musiciens entrent rapidement des deux côtés de la scène pour interpréter le Concerto n° 1. Chostakovitch écrit cette œuvre magistrale en été 1959 pour son ami et ancien élève, Mstislav Rostropovitch, qui apprendra le concerto en quatre jours et impressionnera Chostakovitch à son tour. Le Concerto n°1 a été créé le 4 octobre de la même année par le dédicataire et l’Orchestre philharmonique de Leningrad, dirigé par Evgueni Mravinski. Ce Concerto a connu un succès immédiat lors de sa création.
Athlétique et tout de noir vêtu, Edgar Moreau rejoint la scène, son David Tecchler de 1711 dans la main. Il salue le chef qu’il connaît bien pour avoir déjà travaillé avec lui et l’Orchestre National de France avec lequel il a fait ses débuts parisiens. Lauréat du prix du jeune soliste à quinze ans au Concours Rostropovitch en 2009, Deuxième prix au Concours Tchaikovsky en 2011 (sous la présidence de Valery Gergiev), Young Concert Artist de 2014 et deux Victoires de la musique classique, Edgar Moreau est un artiste très sollicité. À peine revenu de Shanghai, il s’installe pour jouer l’un des concertos les plus intenses et les plus physiques du répertoire.
Le premier mouvement ouvre avec une attaque mordante de quatre notes qui annonce à la fois la signature DSCH de Chostakovitch et le motif récurrent tout au long du concerto d’une durée d’exécution de 30 minutes. Moreau connaît bien l’œuvre et joue sans partition, mais dès les premières mesures, son jeu est mou et lisse, sans accroche et sans conviction, alors que l’orchestre sous la baguette d’Orozco-Estrada est plus rythmique et vigoureux. Le soliste et l’orchestre tentent de rapprocher leurs discours sans pour autant y parvenir avant le second mouvement.
Edgar Moreau est plus à l’aise dans le Moderato lyrique qui lui permet d’exprimer la finesse de son jeu. Son interprétation, proche du romantisme allemand, est complètement dénuée de l’âpreté chostakovitchienne et, à son tour, Orozco-Estrada entraîne l’Orchestre national dans un tourbillon dansant et lumineux qui évoque l’ambiance d’une salle de bal viennoise au tournant du siècle dernier. La Cadenza qui suit est très bien exécutée, mais nous regrettons l’absence d’une implication émotionnelle qui traduirait en musique l’enjeu vital de l’œuvre. La virtuosité et l’application seules ne suffisent pas pour convaincre dans ce concerto obsessionnel et puissamment personnel. Le bis, Vocalise de Rachmaninov, donne à Moreau l’opportunité de conclure la première partie du concert en beauté romantique.
Après l’entracte, le programme se poursuit avec la création mondiale de la Fanfare pour les dix ans de l’Auditorium de Radio France. Cette courte œuvre de trois minutes a été commandée pour cet anniversaire au jeune compositeur japonais, Yuki Nakahashi.
L’effectif est fixé et calé sur celui de la Slava’s Fanfare de Dutilleux, mais Nakahashi place les pupitres sur le deuxième balcon (piccolos), sur le premier balcon (trompettes) et les trombones et les percussions sur la scène principale. Cette configuration permet un dialogue entre l’intérieur et l’extérieur : les chants d’oiseaux sont incarnés par les trois piccolos, les cris d’animaux par les cuivres, tandis que « dans la partie centrale, un choral aux trombones suggère l’extase de l’écriture musicale qui revit constamment à chaque concert de l’Auditorium », comme l’explique le compositeur dans le texte qui accompagne le programme.
Pour terminer, l’Orchestre National de France, dirigé par Andrés Orozco-Estrada nous offre la célèbre Cinquième symphonie de Chostakovitch. Composée en 1937, un an après la condamnation dévastatrice de son opéra Lady Macbeth de Mtsensk par Joseph Staline, la Symphonie n°5 est la « la réponse concrète et créative d’un artiste soviétique à une critique justifiée. » L’acte de contrition permettra à Chostakovitch de regagner les faveurs officielles et à sa musique de reprendre sa place sur scène.
Acclamée par le pouvoir soviétique pour son intelligibilité et sa simplicité, la Cinquième est pourtant une œuvre complexe, d’une immense profondeur émotionnelle et d’une remarquable ingéniosité musicale. La Symphonie n° 5 est un exercice d’équilibre « d’un homme qui avait un pied dans le goulag », comme l’exprime si vivement le journaliste anglais Alex Spencer. Tiraillé entre son intégrité artistique et la nécessité de protéger sa famille et son œuvre en répondant aux exigences d’un régime oppressif et arbitraire, Chostakovitch écrit une œuvre pétrie de tensions mortifiantes entre l’héroïsme auquel on aspire et la lâcheté qui nous plombe, entre la rage et la soumission, entre la peur et la rébellion et avant tout, entre le premier et le deuxième degré.
La lecture d’Andrés Orozco-Estrada est précise, rutilante et clairement occidentale. Jazzy et jubilante, elle semble inspirée de celle de Bernstein de 1959. Faisant fi du doute, de la tragédie, des camps de travail en Sibérie ou encore des purges staliniennes, la Cinquième sous la baguette du chef colombien s’ouvre sur des déferlantes scintillantes provenant des cordes, interrompues par des fanfares des cuivres et des percussions. L’atmosphère sombre et mystérieuse, accompagnée par une tension montante qui éclate dans une conclusion puissante, est rendue légère et dansante, ponctuée par les entrées tout aussi lumineuses des différents pupitres (flûtes, hautbois). Seul Luc Héry au violon solo permet d’entrevoir un soupçon de ténèbres dans ce puits de lumière aveuglante.
Le deuxième mouvement – une valse entraînante – est particulièrement dansant et d’une grande beauté. En revanche, le troisième mouvement introduit un thème profondément introspectif et mélancolique, n’inspire visiblement pas le chef qui semble aussi ennuyé que nous. Andrés Orozco-Estrada s’anime à nouveau pour le final triomphant et tonitruant, mais malheureusement dénué de toute ironie, pourtant incontournable dans cette œuvre magistrale de Chostakovitch.
Visuel : Andrés Orozco-Estrada © IMG Artists