Ce 13 août, devant un auditoire plein à craquer, Marie-Ange Nguci, pianiste prodige et habituée du Festival de La Roque d’Anthéron, se place pour la première fois devant un orchestre, le Sinfonia Varsovia. Le tandem comble les spectateurs avec une interprétation inspirée, intelligente et lumineuse des œuvres de Prokofiev, Mozart et Beethoven. Un triomphe !
Vêtue d’un tailleur rouge en velours, Marie-Ange Nguci s’installe au pupitre et établit un contact visuel avec les musiciens. Les spectateurs retiennent leur souffle. « Elle doit avoir chaud » s’inquiète une dame en agitant son éventail avec vigueur. « Pourvu que tout se passe bien pour elle, l’orchestre n’était pas terrible la dernière fois », soupire une autre.
Dès les premières mesures de la « Classique », les doutes se dissipent et les muscles crispés se détendent ; Marie-Ange Nguci et le Sinfonia Varsovia sont clairement unis dans leur désir de créer un moment magique. Après la répétition, Marie-Ange Nguci résume leur relation : « Il faut donner aux musiciens l’envie de jouer et leur faire sentir qu’ils sont soutenus et engagés individuellement. » Elle sollicite chaque pupitre avec la même attention et les musiciens le lui rendent bien. Ils se dépassent pour elle. « Je ne pensais pas qu’ils en étaient capables », s’étonne un voisin.
Composée en pleine Révolution d’octobre en 1917 et créée le 18 avril 1918 à Petrograd, la Première symphonie de Prokofiev est une splendeur de jeunesse. À sa création, le compositeur a 27 ans, tout comme Marie-Ange Nguci qui dirige l’œuvre ce soir. La Symphonie « Classique » est une interprétation moderne du style de Haydn et Mozart et un excellent choix programmatique ; la structure classique, la partition légère et le rythme rapide évoquent Mozart tout en s’en éloignant avec des thèmes et des sonorités plus corsés.
La « Classique » s’ouvre sur un Allegro vif et chantant et le premier thème est énoncé, selon la coutume classique, sur les notes de l’arpège, mais quelques harmonies, plus angulaires et relevées, rappellent la modernité de l’œuvre. Le Larghetto est une danse élégante et élégiaque, pétrie de trilles mozartiennes, de figures chantantes et d’épisodes contrastés. La Gavotte, le plus bref et le plus célèbre mouvement est une danse baroque que Prokofiev reprendra dans les années 1930 dans son ballet Roméo et Juliette. Le Finale pétulant et allègre clôt la symphonie avec des passages éblouissants des flûtes et des hautbois.
Marie-Ange Nguci et le Sinfonia Varsovia nous livrent une lecture de la « Classique » ciselée, contrastée et riche en couleur et texture. La direction de Nguci est précise ; elle guide chaque pupitre individuellement et avec le sourire. Elle a une vision de l’œuvre fidèle à l’intention du compositeur, mais aussi construite avec les musiciens qui la suivent comme un seul homme. Le son de l’orchestre est clair, son phrasé limpide et les solos de la petite harmonie captivants. Les spectateurs applaudissent chaleureusement cette Symphonie « Classique » joyeuse, fraîche et ironique.
Pendant que les techniciens préparent la scène pour la suite du programme, on entend un ronchonnement dans la rangée des chroniqueurs : « Elle arrive à faire quelque chose de cette fanfare de Cadenet ! » Éclats de rire. L’ambiance est festive ; le public se réjouit du succès de « sa » Marie-Ange Nguci.
Le Steinway sans couvercle est installé au milieu de la scène, avec l’orchestre arrangé autour du piano. Marie-Ange Nguci dirige le reste du programme à partir du clavier. Accueillie sur scène avec des applaudissements appuyés du public, elle répond avec des sourires timides et des courbettes maladroites. Enveloppée dans cet élan d’affection, elle s’installe au piano et donne le départ.
Composé en 1785 à Vienne, le Concerto n° 21 est tranquille et majestueux ; les solos du piano sont d’une ravissante finesse. L’Allegro s’ouvre avec une entrée de cordes graves auxquelles les cordes aiguës et les bois répondent. La musique s’amplifie avec la fanfare des vents et les violons qui reprennent le thème principal. Marie-Ange Nguci dirige du clavier avec les deux mains jusqu’à l’entrée du piano, ensuite elle joue avec la main droite et dirige avec la gauche ou par contact visuel. L’écriture du XVIIe siècle était compatible avec la direction du clavier ; les passages du soliste sont moins étoffés orchestralement, pour permettre au pianiste de diriger.
« L’une des plus belles [mélodies] de la musique de Mozart et de toute la musique » selon Olivier Messiaen, l’onirique et ondulant Andante du Concerto n° 21 est indéniablement l’air le plus connu de Mozart, voire du répertoire classique. Le dernier mouvement est un rondo sonate qui commence par un thème enjoué et vivace de l’orchestre, se développe vers le dialogue entre le piano et les différents pupitres et se termine avec une coda fulgurante et une cadenza étincelante du piano. La pianiste-cheffe Marie-Ange Nguci en fait une interprétation beethovénienne qui, après une lecture de Prokofiev qui accentuait le trait mozartien, assure des transitions fluides et une rigoureuse cohérence programmatique.
Après l’entracte, les spectateurs se retrouvent pour le majestueux « Empereur ». Beethoven compose le dernier de ses cinq concertos pour piano pendant l’occupation de Vienne par l’armée française en mai 1809. Il passera le court siège de Vienne dans la cave de son frère Kaspar, la tête couverte de coussins pour préserver son ouïe des bruits des canons. Beethoven avait tant admiré le général Bonaparte, avant que celui-ci ne se proclame Empereur des Français le 18 mai 1804, qu’il lui avait initialement dédicacé sa Symphonie héroïque. Apprenant sa trahison des valeurs républicaines, Beethoven aurait barré le nom de Napoléon sur la partition de l’Héroïque avec une telle férocité qu’il en aurait déchiré la page de couverture.
Au moment de sa création en 1811, la presse célèbre le Concerto n° 5 comme « l’un des plus originaux, des plus imaginatifs, des plus énergiques, mais aussi des plus difficiles de tous les concertos existant. » Le premier mouvement ouvre avec une cadenza dans laquelle le pianiste introduit la grandeur de l’œuvre avec une série d’arpeggios magistraux et virtuoses. Marie-Ange Nguci respecte la fureur du compositeur malentendant et aigri par les velléités impériales françaises, mais elle y apporte une touche apaisante, voire une pointe d’humour. Comme on proposerait une infusion à la valériane à un grand-père excédé par son petit-fils piercé, tatoué et maquillé qui écrase un joint dans son assiette de Sèvres.
Sous la direction rigoureuse de Marie-Ange Nguci, le Sinfonia Varsovia aborde le thème d’ouverture vigoureux et péremptoire avec nuance et un son rond et ample, loin des excès martiaux qu’on lui connaît sous les baguettes moins habiles. Le piano doucement et le second thème commence avec une finesse rêveuse, mais rapidement, l’orchestre le transforme en une marche frénétique. Marie-Ange l’exécute la cadenza, imposée par le compositeur rompant avec la tradition, avec une empathie désarmante, avant d’engager l’orchestre dans la réexposition et se termine avec un éclat épique.
Le deuxième mouvement ouvre avec une mélodie délicate, portée par les cordes, auxquelles le piano répondra avec des variations méditatives embellissant le thème d’ouverture à chaque répétition, jusqu’à ce que l’ensemble se révèle comme étant le thème principal du Rondo retentissant qui s’enchaîne sans interruption. Dans le mouvement final, Marie-Ange Nguci démontre une fois de plus la force et la subtilité de son jeu et ne lâche pas l’orchestre. Avec la fermeté et l’ambition d’une coach sportive préparant le futur champion olympique, elle guide les musiciens entre la poésie céleste et la puissance impérieuse de cette œuvre aussi grandiose que subtile.
Rappelée sur scène quatre fois, elle joue un splendide extrait du Concerto pour la main gauche de Ravel, mais ne sait plus comment remercier les spectateurs qui sifflent, crient bravo, applaudissent et tapent des pieds. Il n’y a pas de doute : le baptême de feu de Marie-Ange Nguci à la direction a été un succès foudroyant et une belle reconnaissance de son immense talent.
Visuels : © Valentine Chauvin