À la Scala de Paris, John Gade vient de célébrer la sortie de son album Opium, consacré aux sonates pour piano d’Alexandre Scriabine. Né le 29 octobre 1997 à Cannes, le jeune virtuose a remporté une brochette de concours dont le Premier Prix du Concours Scriabine. Nous avons rencontré ce grand brun rêveur autour d’un verre de Coca pour échanger sur Scriabine, les couleurs, le beau et le fantasque. Un artiste captivant à suivre !
J’ai découvert Scriabine d’abord à travers ses symphonies. Cette musique vous transporte dans un monde imaginaire, visuel, métaphysique et cosmique qui me fait penser à l’océan. J’aime la nature et la nostalgie, et, ce qui m’a immédiatement plu chez Scriabine, c’est une beauté dans le ciel et les étoiles, mais aussi une beauté dans l’horreur et dans le cauchemar. On y retrouve à la fois la grandeur de la création cosmique et le bas monde peuplé par des diables et des êtres qui rôdent. Plus tard, j’ai écouté ses sonates pour piano, mais aussi des Feuillets d’album, des Guirlandes, des Préludes extraordinaires et des Poèmes que j’ai écoutés en boucle. J’ai été happé par cette musique très imagée dans laquelle je me suis retrouvé. Je me suis isolé de tout pour me concentrer sur la préparation de cet album.
Quand j’ai entendu Scriabine pour la première fois, c’était comme un flash. Opium fait référence à un narcotique opiacé poétique et méconnu, un peu comme Scriabine. Par exemple sa Huitième sonate, que je trouve mystérieuse et silencieuse, est aussi la plus merveilleuse ; chaque accord, chaque harmonie, est une potion magique. Pour moi, c’est de la drogue. Le premier accord est comme un appel d’air. Quand je l’ai entendu pour la première fois, il m’a transpercé. C’est comme la NASA qui enregistre les bruits de trous noirs à des milliards d’années-lumière. J’ai un rapport très addictif, très obsessionnel, à cette musique. L’opium est une métaphore poétique et mystérieuse qui évoque pour moi le rêve éveillé et les couleurs.
J’ai appris que Scriabine était synesthète et qu’il associait chaque note à une couleur. Moi aussi, je vois tout en couleur : les chiffres, les lettres, les jours de la semaine, les mois, etc. Scriabine ne faisait pas du tout les mêmes associations de couleurs que moi, mais j’aime travailler son œuvre à travers ce prisme. Dans ma tête, je vois la Troisième sonate en Fa dièse en mauve un peu argenté. La Cinquième en Sol dièse est lumineuse, j’y vois beaucoup d’or et de jaune, alors que la Huitième est plus sombre ; il y a du violet, du mauve et du bleu marine très profond.
Sa musique était un projet immense. Il a commencé à écrire Mystère, une oeuvre symphonique avec chœur qui devait être jouée aux pieds de l’Himalaya. L’expérience participative durerait une semaine et serait emplie de parfums, de couleurs, de l’extase. Il voulait faire une œuvre sur la création de l’univers et la transformation de la race humaine en « êtres plus nobles ». Il pensait qu’avec sa musique et les vibrations cosmiques, il pouvait arriver à devenir un homme-dieu. À la fin de sa vie, il a été attiré par le diable aussi. Il avait une photo de Jésus en diable. Il craignait l’obscurité de sa Sixième sonate au point de ne jamais la jouer en public par peur qu’il ne meure en le faisant.
En général, quand je m’engage dans une musique je fais complètement abstraction de la vie du compositeur. J’ai peur que cela m’influence ; je préfère rester neutre. Je ne suis sans doute pas non plus assez curieux. Finalement, j’ai peut-être un rapport égoïste à la musique. Ce qui m’intéresse c’est l’émotion qu’elle provoque en moi. La musique de Scriabine m’a produit un effet presque psychédélique, comme des psychotropes. Plus tard, je me suis intéressé à sa vie aussi et j’ai même fait une thèse sur lui quand j’étais au CNSM. J’ai beaucoup d’attaches avec l’homme Scriabine. La part de Scriabine en moi c’est le rêveur.
J’ai enregistré les sonates emblématiques du compositeur, les n° 3, n° 4, n° 5 et n° 8. Toute la musique de Scriabine est régie par ses sonates. Ses œuvres de jeunesse ressemblent à Chopin, mais plus tard, son harmonie est très avant-gardiste. Il y avait du jazz avant le jazz chez Scriabine. Avec toute sa fougue et sa dramaturgie, la Troisième reste la dernière grande sonate classique dans le style de Chopin et en quatre mouvements. Après, il rompt la forme classique. Dans la Quatrième, on sent déjà le fantastique, même si la sonate reste rythmiquement très enjouée, avec beaucoup de triolets.
Mais le grand tournant dans son évolution harmonique est la Cinquième. Sa composition coïncide avec la découverte de la théosophie, de Madame Blavatsky, des forces occultes et du mysticisme. Scriabine dévoile l’accord mystique, un accord de six notes – do, fa dièse, si bémol, mi, la, ré – qui correspondent à une gamme synthétique. C’est à partir de cet accord qu’il crée sa mélodie. Pour lui c’est l’accord parfait car il contient toutes les émotions. C’est de la musique presque contemporaine et déjà très violente. La Sixième est sombre, démoniaque, c’est presque de l’exorcisme. La Septième est la messe blanche. La Neuvième, la messe noire. La Dixième, c’est la sonate des insectes.
J’essaie de faire voyager les gens. Jouer du piano pour montrer ma technique, ne m’intéresse pas. Je sais très bien qu’il y a des techniciens qui sont des génies. La mission d’un musicien, c’est de transcender. Il faut essayer de s’effacer, de s’oublier. Je veux vraiment laisser place à la grandeur, à l’excès de la musique. Le concert, c’est un peu comme une psychanalyse. Quand je joue, je me donne, je me mets à nu.
Horriblement. La Cinquième est redoutable. Scriabine s’est lui-même blessé en la jouant. Ses accords répétés lui ont provoqué une grave tendinite. Je me suis blessé aussi. Ce sont des partitions dangereuses. Il faut avoir une grande main et puis, il faut trouver les bons gestes. Je m’inspire de Horowitz, Sofronitsky, même Glenn Gould dans la Troisième, la version que j’adore. J’aimerais un jour jouer Prométhée. C’est un concert géant pour piano, avec orchestre et un « orgue de lumière » qui projette des couleurs dans la partition selon un système d’équivalence que Scrabine avait conceptualisé. L’œuvre est très rarement jouée.
Mon prochain album s’appellera Venus et il sera consacré à la symbolique de la femme. Je vais y jouer des œuvres de Schumann, Liszt et Chopin, trois compositeurs qui ont été influencés par leurs femmes. La femme a une forte importance dans ma vie aussi. J’ai toujours besoin d’entendre l’avis d’une femme, ça a toujours été au centre de mon inspiration. Avec David Moreau, nous allons aussi enregistrer une intégrale Schubert pour violon et piano. J’ai déjà enregistré la dernière sonate de Schubert qui sortira l’année prochaine. Schubert, c’est la nostalgie et la mort. Cette musique m’attire parce que je suis un grand romantique : ultra-sensible, passionné et obsédé par ma propre mortalité. 27 ans est un âge dangereux : Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Amy Winehouse, Kurt Cobain. Ils sont tous morts à 27 ans.
Visuel : © Thomas O’Brian