Peu de mythes sont aussi populaires que celui d’Orphée. La descente d’Orphée aux enfers de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), opéra de chambre qu’il composa lorsqu’il était au service de Mademoiselle de Guise, et la cantate Orphée descendant aux enfers ont reçu un très bel accueil de la part d’un public toujours aussi nombreux.
Lorsqu’il lança les Concerts d’automne en 2015, Alessandro di Profio proposa à Joël Suhubiette de faire entrer l’ensemble Jacques Moderne en résidence dans le cadre du festival. Si, lors de l’édition 2023, cet ensemble a ouvert la manifestation avec un programme de toute beauté autour de l’amour (programme qu’il a ensuite tourné pendant la saison 2023/2024), en 2024, il fermera la porte du festival avec La descente d’Orphée aux enfers de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704). Comme le chef-d’œuvre de Charpentier n’a que deux actes (opéra inachevé ou choix de Charpentier ; les musicologues ne s’accordent pas), Suhubiette a ajouté une cantate de Charpentier – Orphée descendant aux enfers – et une complainte de Patrick Burgan (né en 1960) que ce dernier a composée à la demande de Suhubiette, sur un poème de Louise Labé. Pour ce concert exceptionnel, Joël Suhubiette a réuni une belle distribution dont le ténor américain Robert Getchell est le fer de lance.
Avant d’entamer cette Descente aux enfers assez peu connue – bien qu’il y ait une petite discographie – et assez courte au final (une heure environ), Joël Suhubiette s’avance seul sur la scène du Grand Théâtre de Tours pour présenter l’œuvre de Marc-Antoine Charpentier, mais aussi la complainte composée par Patrick Burgan (né en 1960), à sa demande. Cette complainte, placée à la fin du premier acte de l’opéra de Charpentier, était donc présentée en création mondiale à l’occasion du festival. Cette présentation de concert a été très appréciée par le public. On ne peut que saluer la volonté de Joël Suhubiette de vulgariser la musique classique et contemporaine avec une présentation claire, nette, précise et sans effets de manche.
Les deux mythes les plus populaires sont ceux de Faust (mis en musique, au théâtre, au cinéma un nombre incalculable de fois) et d’Orphée, dont, là aussi, on ne compte plus le nombre d’opéras, opéras bouffes, opérettes, cantates et films qui ont fleuri après 1607. Et si Claudio Monteverdi (1567-1643) a été le premier à mettre le mythe d’Orphée en musique – L’Orfeo, composé et créé en 1607 – d’autres compositeurs, au fil du temps, ont suivi son exemple, jusqu’à Jacques Offenbach (1819-1880) avec son opéra bouffe Orphée aux enfers (composé et créé en 1858 [pour la première version]). Marc-Antoine Charpentier s’est aussi emparé du mythe d’Orphée pendant ses années de service auprès de Mademoiselle de Guise. Si La descente d’Orphée aux enfers (1686-1687) est un opéra de chambre de seulement deux actes qu’il dirigeait depuis le pupitre des haute-contre (ou ténors), Charpentier en a soigné la musique avec la même rigueur que ses autres œuvres. Même si l’on peut remercier William Christie et Les Arts Florissants d’avoir sorti La descente d’Orphée aux enfers de l’oubli en étant les premiers à présenter le chef-d’œuvre de Charpentier sur scène, puis en le gravant au disque, on ne peut que regretter que cet opéra soit encore si peu représenté.
Si presque tous les chanteurs campent de petits rôles de nymphes ou de compagnons d’Orphée, ils chantent aussi la partition du chœur avec talent. Nous regrettons d’ailleurs qu’il n’y ait pas de troisième acte, puisque, n’ayant pas l’occasion d’assister à la remontée d’Orphée et d’Eurydice des enfers, nous ne pouvons pas profiter longtemps de la belle voix de soprano de Julia Wischniewski qui interprète le rôle d’Eurydice.
C’est le ténor américain Robert Getchell qui campe Orphée, et il le fait avec talent : la voix est parfaitement maîtrisée, ferme, ample, passant sans effort jusque dans le haut du théâtre. Le désespoir d’Orphée est si bien transcrit par le chant du ténor qu’on ne peut qu’être sensible à cette détresse, tout comme Apollon, incarné ici par le baryton Thierry Cartier, qui parvient à convaincre Orphée de descendre aux enfers chercher sa chère Eurydice plutôt que de se donner la mort. Malgré la brièveté de son intervention, Cartier montre un Apollon autoritaire ; tout comme Proserpine (Anne-Sophie Honoré), séduite par le chant d’Orphée, obtient de Pluton (Mathieu Heim) que le couple quitte les enfers à une condition : Orphée ne doit pas se retourner pour regarder Eurydice. Pour bien souligner la peine d’Orphée et sa détermination à retrouver son épouse adorée après l’intervention d’Apollon, nous écoutons une cantate composée par Marc-Antoine Charpentier en 1683 ou en 1684, peu avant qu’il ne mette en musique le mythe d’Orphée.
Joël Suhubiette dirige l’ensemble des artistes présents sur le plateau d’une main ferme ; les tempos et les nuances sont parfaits et le valeureux petit orchestre de huit musiciens interprète la musique de Charpentier avec talent.
Pour compléter cet opéra dont on ne sait pas vraiment s’il est resté inachevé ou si Charpentier s’est volontairement arrêté après le deuxième acte, Suhubiette a donc, comme on l’a dit, commandé une œuvre au compositeur Patrick Burgan (né en 1960). Pour ce faire, Burgan a mis en musique un poème de la poétesse Louise Labé (vers 1524-1566) ; pour rester dans la simplicité du chef-d’œuvre de Charpentier, Burgan a composé une œuvre a cappella. L’interprétation à douze voix de cette complainte est une réussite : la coordination entre le chœur et son chef est parfaite, la justesse est au rendez-vous, la diction est idéale.
C’est donc une très belle lecture des chefs-d’œuvre de Marc-Antoine Charpentier et de Patrick Burgan que l’ensemble Jacques Moderne a proposée à un public venu nombreux. On ne peut qu’apprécier de voir présentées des œuvres encore peu connues des mélomanes par des artistes exceptionnels qui ont reçu une ovation grandement méritée en fin de concert.
visuel (c) Rémi Angéli