Nous avons rencontré Aryeh Nussbaum Cohen dans un petit café dans la vieille ville de Salzbourg, le lendemain de la première des Trois sœurs de Peter Eötvös, dans la nouvelle production d’Evgeny Titov. Souriant et engageant, ce jeune papa nous parle de sa fulgurante carrière, partage son histoire familiale et nous montre fièrement les photos de son fils Eli, son premier enfant né récemment.
Je connais Evamaria Wieser, la directrice de casting du Salzbourg Festival depuis longtemps. Elle m’a entendu chanter pour la première fois à Chicago, il y a environ huit ans. Elle a un réseau incroyable, tant en Amérique qu’en Europe, et elle suit de près les jeunes chanteurs. Nous avons donc discuté pendant de nombreuses années, et finalement les étoiles se sont alignées, et nous voilà !
D’une certaine manière, tous les contreténors dans cette production pourraient chanter plus d’un rôle dans Giulio Cesare. Nous avons tous l’habitude de le faire. Mais dans un opéra moderne comme celui-ci, il faut choisir les bonnes personnes pour les bons rôles. Et il n’y a pas de maillon faible, tout repose vraiment sur tout le monde. Je crois qu’il y a seize personnages principaux et tous les interprètes doivent être au sommet de leur art. Ce qui est vraiment le cas ici.
Oui, nous étions des hommes, oui. Titov a commencé comme acteur en Union soviétique et il est maintenant devenu metteur en scène d’opéra. Il connaît cette pièce sur le bout des doigts. Il avait donc une vision précise de chaque centimètre de la scène, de chaque seconde du spectacle. Et l’énergie qu’il a mise dans les répétitions ! Je n’ai rencontré qu’une seule fois un metteur en scène qui avait une telle énergie, et c’était Sir David McVicar. Son énergie est presque écrasante. Ce sont des metteurs en scène qui ne peuvent contenir leur enthousiasme, leur énergie et leur vision, ce qui rend les répétitions très intenses, mais très fructueuses. Et quand on voit le résultat final, on comprend que Titov avait une vision incroyable, qui raconte l’histoire de manière très profonde. Et ceci toujours sans jamais franchir la ligne qui nous aurait privés de notre féminité. Seul Andrej se déshabille jusqu’au bout, mais les sœurs ne montrent pas les couches de collants et les hanches et les seins en mousse en dessous. Cela ruinerait vraiment l’illusion.
C’est une histoire universelle qui est tellement d’actualité aujourd’hui. Je trouve aussi que Titov la raconte d’une manière très vivante et très puissante. On peut l’imaginer se dérouler dans n’importe quelle autre partie du monde détruite, ravagée par la guerre et négligée. Mais Titov ne vous impose pas cette vision, il ne vous la jette pas à la figure. Il l’a dit, d’ailleurs, dans une interview au New York Times. Ce n’est pas « nous sommes en Ukraine », ou « nous sommes à Gaza », ou « nous sommes ici ou là-bas ». Cela aurait pu être simplement un bâtiment effondré n’importe où. Je pense que cela renforce encore plus l’œuvre.
C’est vrai, Olga n’a pas de chapitre à elle. Eötvös a dit que c’est parce qu’Olga est une altruiste. Après la mort de leur mère, c’est Olga qui reprend son rôle de mère de famille. Elle fait tout pour maintenir la famille unie et garder ses sœurs dans le droit chemin, sans jamais se mettre en avant. Cela me touche beaucoup, car c’est un peu l’histoire de mon père. L’aîné d’une famille nombreuse, il a grandi à Brooklyn, dans une famille juive ultra-orthodoxe, avec des chapeaux noirs et des barbes. Sa mère est morte quand il avait 13 ans, et c’est lui qui est devenu la mère pour ses quatre frères et sœurs. Il a appris à cuisiner, à faire le ménage et à s’occuper de la maison. Plus tard, il a découvert Grateful Dead, il s’est enfui et il s’est éloigné des Lubavitch. Mais ce sentiment de responsabilité et tout ce qui en découle, c’est quelque chose de très spécial pour moi et que j’ai pu explorer à travers ce rôle.
Oui, on m’a tout de suite proposé Olga. Ce qui me paraît logique. Je suis un contreténor ample et puissant, ce qui correspond tout à fait au personnage maternel et enveloppant qu’est Olga. Avec mes 188 cm et mes larges épaules, je ne suis pas le petit jeune, genre séducteur glamour. Si vous vouliez faire de moi une femme, ce serait le rôle d’une matrone que vous me donneriez. Olga est un personnage remarquable qui ne peut jamais s’abandonner à ses émotions à cause de la responsabilité qu’elle a envers sa famille. Il n’y a que quelques instants dans l’opéra où on la voit réfléchir, hésiter. J’aime le moment juste avant la fin où elle finit par admettre qu’elle est tombée amoureuse de Verchinine, cet homme amoureux de sa sœur. Elle reconnaît que sa vie aurait été meilleure si elle s’était mariée, était restée chez elle et avait mené une vie normale. Mais elle avait un tel sens du devoir envers sa famille qu’elle ne pouvait pas s’octroyer ce choix.
Bien sûr. Il ne peut en être autrement. Si Olga s’était mariée, elle aurait probablement été malheureuse d’une autre manière. L’herbe est toujours plus verte ailleurs et toutes les sœurs sont malheureuses. Notre vie est une misère. Tout est perdu. C’est une tragédie profonde. Ce que j’aime dans la façon dont Eötvös a déconstruit et reconstruit la pièce, c’est qu’elle ne vous permet pas de terminer sur une note d’espoir. Tchekhov conclut sa pièce sur l’espoir que nos souffrances ont un sens. Que nous souffrons pour que les générations futures souffrent moins. Mais chez Eötvös, on commence avec ce moment d’espoir et de réflexion et on finit avec tout en ruines et tout le monde à genoux, dépouillé, exposé. Je trouve ça très puissant parce que vous ne quitterez pas les trois sœurs avec le sourire aux lèvres, mais vous serez marqué par l’histoire que vous venez de vivre.
Je suis quelqu’un d’heureux, mais je ne vais pas à l’opéra pour rire. Si je veux rire, je regarde une bonne série comique. Je pense que l’opéra incarne des émotions humaines profondes. Les Trois Sœurs est une œuvre qui nous plonge dans la tragédie, dans cette obscurité si réelle et si proche de notre quotidien. C’est important pour moi, aussi en tant que petit-fils de survivants de l’Holocauste, cette histoire qui nous hante toujours. Comme les trois sœurs, nous voulons retourner à Moscou. Nous aspirons à rentrer chez nous, mais cela n’arrivera jamais. Même si, d’une certaine manière, je suis retourné à Moscou. Deux générations plus tard, petit-fils de survivants de l’Holocauste, je suis revenu en Autriche et en Allemagne, dans des rôles principaux. J’ai été acclamé par le public, même si je suis juif. Pour moi, c’est comme si je disais : « Vous avez brutalisé mon peuple, mais nous sommes toujours là ! Je me tiens ici, fier de mon identité ! »
Oui. Les Nussbaum, la famille de ma mère, est originaire d’Allemagne. La famille de mon père, les Cohen, est arrivée d’Autriche-Hongrie une génération avant, après les pogroms en Europe de l’Est. Ma famille maternelle a réussi à s’enfuir après la Nuit de cristal. Tous les hommes de la famille de ma mère ont été arrêtés cette nuit-là et emmenés à Dachau. Certains ont été tués et d’autres ont eu une « crise cardiaque » dans le camp. À cette époque, les nazis délivraient encore des certificats de décès. Ma grand-mère maternelle – une personne très volontaire, comme moi – était issue d’une famille de grands importateurs de textiles. Ils ont pu réunir assez d’argent pour payer des gardes SS et faire libérer les membres de la famille de Dachau. Grâce aux relations chez Kodak, ils ont réussi à obtenir un visa. Ils avaient entendu dire que si on était juif allemand, il fallait aller à New York. Ils sont partis en juin 1940 ; ils ont traversé l’Union soviétique, puis l’Asie, et sont partis d’un port près de Tokyo pour Seattle, avant de traverser les États-Unis jusqu’à New York et de refaire leur vie. Mes grands-parents sont arrivés sans rien. Mes arrière-grands-parents sont devenus peintres en bâtiment et femmes de ménage. J’ai pu étudier à Princeton, l’une des universités les plus prestigieuses des États-Unis. Et me voilà aujourd’hui, chantant sous les feux de la rampe dans les plus belles salles du monde. C’est l’histoire des immigrants. C’est l’histoire américaine. Je suis l’incarnation du rêve américain.
J’ai chanté la portion hebdomadaire de la Torah pour ma bar-mitsva en février de mes treize ans et faisais déjà partie de la chorale des enfants depuis deux ans environ. Puis, quelques mois plus tard, à l’automne, une synagogue voisine avait besoin d’un deuxième chazan pour les Jours Saints – Rosh Hashana et Yom Kippour. Le chazan principal ne chante que les moments forts des services, quand la synagogue est pleine, et moi, je chantais tout le reste, depuis le début de la matinée jusqu’à l’après-midi. C’était à l’East Midwood Jewish Center, une grande synagogue conservatrice à l’ancienne, à Brooklyn, que vous pouvez voir dans La Fabuleuse Madame Maisel, cette fabuleuse série que je vous recommande vivement. J’ai fait cela pendant sept ans et c’était une excellente école. Je comprends maintenant que c’est là que je me suis développé en tant qu’artiste.
Les gens me demandent si je viens d’une famille de musiciens et je réponds que je viens d’une famille juive musicale. Les services juifs traditionnels sont entièrement chantés et nous chantons à la maison. Ce n’est que plus tard dans ma vie que j’ai réalisé à quel point la culture juive est musicale. Nous sommes un peuple très musical. J’ai appris ces modes musicaux que la tradition a conservés et qui auraient été transmis ou chantés à Moïse par Dieu au mont Sinaï. Ces modes musicaux ont accompagné notre peuple pendant des milliers d’années, à travers toutes les épreuves, l’Holocauste, toutes les tragédies qui nous ont frappées, toutes ces phases de destruction que nous avons traversées. Ces modes musicaux ont survécu, et mon travail consistait à façonner le texte avec ces modes musicaux pour trouver la voie. Et chaque année, je m’améliorais un peu, je le façonnais différemment, de mieux en mieux, et je me rends compte aujourd’hui que je me développais en tant qu’artiste d’une manière dont je n’avais pas conscience à l’époque.
Je chante tout le répertoire de contreténor ou de castrat. Mais je ne chante pas – et c’est une question de principe pour moi – de rôles qui ont été écrits pour des femmes. C’est très en vogue maintenant, les contre-ténors ont le vent en poupe, n’est-ce pas ? Et donc, des compagnies m’ont demandé de chanter toutes sortes de rôles dans des opéras de Mozart et des rôles de soprano qui ont été écrits pour une femme. Cela ne m’intéresse pas. Je ne peux pas les chanter mieux qu’une femme. Mais je pense pouvoir chanter Olga dans Trois sœurs, un rôle qui a été écrit pour un contreténor, ou Giulio Cesare, qui a été écrit pour un castrat. Je pense pouvoir chanter cela mieux qu’une femme.
Je ne savais même pas ce qu’était un contreténor à l’époque, mais j’ai voulu garder ma voix aiguë pour une autre raison. Je vous explique : enfant, j’étais très musical, je chantais tout le temps à la maison, puis j’ai chanté à l’anniversaire de mon ami Elias. C’était une fête sur le thème d’American Idol, très populaire à l’époque. Ils avaient loué un karaoké pour la journée et j’ai chanté R-E-S-P-E-C-T d’Aretha Franklin. Quand mes parents sont venus me chercher, les parents d’Elias leur ont dit : « Il a une vraie voix, vous devez en faire quelque chose ». Juste en face de mon école, il y avait une chorale, la Brooklyn Youth Chorus. J’ai réussi mon audition et j’ai été pris dans ce qui s’est avéré être l’une des deux plus grandes chorales pour enfants à New York. Nous avons chanté au Carnegie Hall et au Lincoln Center, dans Carmen ou autre, mais nous avons aussi chanté beaucoup de pop. J’avais onze, douze ans, et j’ai chanté au Madison Square Garden et au Radio City, avec Elton John, Billy Joel, Sting et James Taylor. Je ne voulais pas perdre ça parce que ma voix aurait mué.
J’ai une voix beaucoup plus puissante que la plupart des contreténors, ce qui me permet de brosser un portrait très convaincant d’un personnage comme César ou n’importe lequel de ces héros écrits pour les castrats, ou encore d’incarner une figure maternelle forte comme Olga. Je chante aussi beaucoup de musique moderne, par exemple, des personnages comme Oberon dans Le Songe d’une nuit d’été, qui nécessitent une certaine gravité. Il en est de même, pour un autre de mes rôles préférés, le garçon / l’ange dans Written on Skin, cet incroyable opéra moderne de George Benjamin. Je pense que je peux, grâce aux qualités de ma voix, avoir ce genre de pouvoir angélique et captiver l’attention du public. En revanche, je ne peux pas atteindre les notes très aiguës aussi facilement que certains autres contreténors.
Olga est le rôle pour lequel j’ai dû me préparer le plus longtemps. L’opéra est écrit en russe et c’est la première fois que je chante dans une langue qui n’a aucun rapport avec les langues que je parle, l’anglais, l’italien et un peu l’allemand. La structure de la langue et même l’alphabet, sont différents en russe. J’ai commencé à préparer le rôle en septembre dernier et j’ai d’abord travaillé sur le texte, sans partition, mais avec l’aide d’une amie très chère, Kseniia Polstiankina Barrad, qui est Ukrainienne et russophone. Une fois que j’ai maîtrisé le texte, j’ai ajouté le rythme. Dans un opéra moderne aussi complexe, les structures rythmiques sont très compliquées, donc j’y ai passé les trois mois suivants à réciter le texte. Ce n’est qu’au printemps de cette année que j’ai ajouté la musique, comme une cerise sur le gâteau. La musique d’Eötvös est vraiment remarquable : pas vraiment tonale, mais pas atonale pour autant. Il y a de beaux moments, comme à la fin, lorsque mon personnage réfléchit à ce qu’elle aurait pu avoir, et, on a l’impression que pour chaque personnage à un moment comme celui-là, Eötvös entre dans un monde tonal. Puis, pour capturer le monde de destruction, de chaos et de terreur dans lequel nous vivons tous, nous retournons dans ce monde atonal. Mais avec une pièce comme celle-ci, c’est seulement quand tous les interprètes sont réunis dans la pièce qu’on peut sentir comment fonctionne l’ensemble.
J’ai lu la pièce de Tchekhov plusieurs fois, et peu importe ce que je chante, je cherche toujours à comprendre le contexte historique, mais je me plonge aussi dans les sources primaires et secondaires pour essayer de comprendre le personnage sur le plan intellectuel. Mon seul diplôme est une licence d’histoire de l’université de Princeton. Je n’ai pas de diplôme en musique, et cette « formation » intellectuelle est aujourd’hui un élément essentiel de mon travail. Mais ensuite, il faut faire attention, car notre travail consiste à retranscrire le récit que font les compositeurs et les librettistes de ce personnage. Prenons l’exemple de César, que j’utilise souvent, mais bien sûr, j’ai lu tous les documents historiques que j’ai pu trouver sur Jules César, mais le Jules César de Haendel et Haym est très différent du Jules César historique. Et puis, il faut puiser dans son univers émotionnel, dans ses expériences vécues, pour insuffler la vie dans votre personnage. Dans une œuvre tragique comme les Trois Sœurs, je pense à des choses horribles, vraiment horribles, pour faire jaillir toute cette émotion, je pense à la perte de mes êtres les plus chers.
La pièce qui m’a permis de remporter tous les grands concours, y compris le Metropolitan Opera Competition, était « Refugee’s Aria » de Flight de Jonathan Dove. Un réfugié y raconte sa fuite avec son frère, la mort de celui-ci pendant le voyage et la réalisation que son frère avait disparu. C’est un morceau très lourd et pour moi, qui suis un petit-fils de réfugiés, cette histoire m’a semblé importante à raconter. C’est ce morceau qui m’a valu la critique dans le New York Times qui a lancé ma carrière. Mais c’est aussi grâce à ce morceau que j’ai appris très tôt que si je franchis une certaine limite, si je me laisse submerger par cette émotion, je me mets à pleurer et je perds la capacité de chanter. J’ai appris à vivre exactement sur cette ligne, où les larmes me montent aux yeux, mais où je contrôle encore suffisamment mon instrument pour pouvoir chanter. Il s’agit donc essentiellement de savoir dans quelle mesure on peut lâcher prise tout en gardant le contrôle, et oui, dans un rôle comme celui-ci, on vit aussi à la limite, d’une manière que j’adore.
Il y a un projet qui me passionne depuis que je suis venu, encore étudiant, à Amsterdam pour étudier avec Max van Egmond, un homme formidable et un baryton exceptionnel. Il avait un ami qui était le responsable administratif de la communauté juive d’Amsterdam et il m’a fait visiter la magnifique synagogue portugaise. Je suis monté sur la bimah et j’ai chanté quelques notes. L’acoustique y était extraordinaire. Partout en Europe, les synagogues qui ont survécu, ou qui ont été reconstruites, sont de magnifiques espaces, mais aujourd’hui utilisés comme des musées. Je veux retourner dans ces lieux et faire une sorte de tournée de concerts de musique juive innovante dans ces synagogues pour redonner vie à ces espaces. C’est quelque chose que je sais que je ferai un jour. En attendant, il faut que je file. Aujourd’hui, je m’occupe de notre fils pour que ma femme puisse se reposer.
Visuel : © Jiyang Chen