L’accordeur officiel des pianos du Festival International de Piano de La Roque d’Anthéron, Torben Garlin, nous accorde cet entretien pendant l’enregistrement d’un CD de Bach de Claire-Marie Le Guay à Saint-Omer. Souriant et affable, ce grand Allemand aux mains d’or partage avec nous les secrets de son métier.
Oui, tout à fait. La société Pianomobil – dont je suis le propriétaire et technicien en chef – fournit les pianos de concert au Festival depuis des années. Je travaille pour le festival depuis 2008. J’ai commencé comme assistant de Denijs de Winter, le fondateur de Pianomobil, que j’ai repris. Aujourd’hui, nous avons quatre pianos de concert Steinway, deux Bechsteins et nous travaillons en partenariat avec Fazioli. Cette année, nous travaillons aussi avec Bösendorfer. Je m’occupe de l’ensemble du service et je suis toujours présent sur la grande scène du Parc du Château de Florans. Deux autres techniciens interviennent sur d’autres scènes du Festival, à La Roque ou à Aix-en-Provence ou ailleurs.
À La Roque, vers 9 heures, les pianistes sélectionnent le piano qu’ils vont jouer le soir. On essaie toujours de mettre cinq pianos à disposition, ce qui est tout à fait exceptionnel pour un festival en plein air. La sélection du piano dure jusqu’à 11h30 – midi. Ensuite, nous rangeons les pianos et après le déjeuner, à partir de 16h, je prépare les deux instruments, car il y a généralement deux concerts sur la scène du Parc, à 18h et à 21h. Peu avant le début du concert, le piano est amené sur la grande scène à l’aide du célèbre tracteur que tout le monde connaît. Pendant la pause, j’accorde l’instrument, qui change parfois beaucoup à cause des différences de température et d’humidité. À la fin du dernier concert, vers 23 heures, 23h30, nous ramenons le piano à l’atelier.
Nous travaillons aussi à la Folle Journée de Nantes, à La Grange de Meslay et au Festival de Pâques à Aix-en-Provence, que nous organisons avec Renaud Capuçon. Nous nous occupons de la série de concerts à la Fondation Louis Vuitton et d’un grand nombre de petits festivals, de concerts et d’enregistrements en studio. En été, je suis pratiquement tout le temps en déplacement. À La Roque d’Anthéron, nous faisons partie de l’organisation et les dates sont toujours les mêmes, à un ou deux jours près. Sinon, pour un festival, il faut commencer à planifier environ un an à l’avance. En octobre prochain je vais travailler au Concours Chopin à Varsovie pour la première fois. Demain, je pars aux États-Unis à la réunion de tous les techniciens de piano, organisée par l’association Piano Technicians Guild. J’y donne une masterclass sur la technique du piano. Mon agenda est très chargé.
Je pense qu’un accordeur de piano qui réussit, c’est quelqu’un que les pianistes sollicitent. Le plus important c’est de gagner la confiance des musiciens, de travailler au plus haut niveau technique et de répondre aux exigences sonores et mécaniques des musiciens. Et c’est en associant l’empathie et les relations humaines aux compétences artisanales, que nous pouvons devenir, au fil des ans, un accordeur de piano accompli. Après, c’est une question de réputation. Si les pianistes vous réclament, les salles de spectacles vous contactent, pour s’assurer que les artistes seront bien pris en charge. Mais le niveau des salles de concert ou des festivals est en fait toujours très, très, très élevé.
Je dirais qu’un bon accordeur sait accorder un instrument de manière stable et musicale et possède toutes les compétences techniques nécessaires pour bien préparer l’instrument. Un excellent accordeur va encore plus loin et travaille en collaboration et en empathie avec le pianiste, ce qui lui permet d’atteindre un niveau supérieur.
Je regarde d’abord quel répertoire ils vont jouer, de la musique baroque, contemporaine ou un grand classique. C’est important pour savoir comment il convient d’accorder l’instrument parce que le choix de l’instrument et la sonorité recherchée ne seront pas les mêmes. Dans le meilleur des cas, je connais les musiciens et je sais déjà ce qu’ils aiment ou ce qu’ils attendent de l’instrument. J’aime beaucoup regarder des vidéos YouTube de personnes que je ne connais pas encore, pour me faire une petite idée de leur style pianistique. Ensuite, je prépare l’instrument et c’est, d’une certaine manière, la proposition que je leur fais. C’est là que commence le travail le plus intéressant, l’échange avec les musiciens. Nous voyons si nous sommes sur la même longueur d’onde ou si je dois apporter quelques modifications à l’instrument.
Bien sûr. Il y a des pianistes qui ont une formation très technique. Je préfère discuter avec les musiciens d’un point de vue non technique et interpréter moi-même leurs souhaits avant de les mettre en œuvre. Les musiciens ont différentes façons d’exprimer leurs idées musicales et sont parfois très lyriques ou s’expriment en images. Par exemple, Kit Armstrong m’a dit : « Je veux que ça sonne comme une banane verte ». J’aime mieux quand les musiciens formulent leurs demandes de manière plutôt énigmatique, car cela me laisse une plus grande marge d’interprétation.
Oui, cela arrive, notamment dans le travail de l’intonation des têtes de marteaux. L’intonation d’un piano de concert signifie qu’on pique le feutre avec des aiguilles et qu’on l’assouplit, pour exagérer un peu. En fait, on crée des tensions dans le feutre tendu, on le modifie, et il y a des pianistes qui veulent que tout soit très, très doux et très, très lyrique, et là, il y a tout simplement des limites. Il existe une norme, je dirais qu’elle est en quelque sorte à zéro et qu’on peut faire 20e pas à gauche et 20 à droite, mais à partir du 21e, cela devient dangereux et au 22e, on casse quelque chose qu’on ne peut pas réparer. Je dis alors que ça commence à devenir un peu difficile et je cherche d’autres solutions.
Tout dépend de qui me pose la question. Si c’est un pianiste, je réponds toujours que je ne joue pas. Je peux jouer un peu de Schumann ou une sonate de Beethoven, mais si un pianiste me demande de jouer un passage de son répertoire pour entendre comment ça sonne, je ne sais pas le faire. Mais si quelqu’un d’autre me pose la question, je réponds que je lis une partition, que j’ai pris des cours de piano pendant dix ans, mais sans pouvoir dire que j’ai vraiment acquis de compétences pianistiques. Évidemment, je dois être capable de comprendre de quoi parlent les musiciens.
Cela existe certainement, mais heureusement les talents sont différents. J’ai pris des cours de piano, mais j’ai assez vite compris que je ne le faisais que pour le plaisir, que cela ne deviendrait jamais un métier, car c’est un métier plutôt solitaire. Je pense qu’il faut un état d’esprit particulier pour jouer du piano en tant que pianiste. Je ne me vois pas jouer du piano sept, huit heures par jour. Alors qu’accordeur de piano est plutôt un métier d’équipe. Mais en ce qui me concerne, je ne sais pas s’il y a nécessairement un classement entre les pianistes et les accordeurs, notre dénominateur commun reste la relation intime avec l’instrument et l’amour pour son son, son apparence, son toucher et, le fonctionnement de sa mécanique.
En tant qu’accordeur, je suis le lien entre la technique et l’art musical. Et je dois comprendre ce lien. C’est-à-dire que je dois comprendre les souhaits d’un pianiste en matière de jeu et de son, pour ensuite transformer ce sentiment en quelque chose de matériel. La condition sine qua non est que le technicien soit capable de réaliser, avec ses propres mains, ce que le pianiste a verbalisé ou montré. Et pour cela, il faut avoir de l’empathie, il faut pouvoir se mettre à la place de l’autre.
Oui, cela peut arriver. Nous travaillons souvent avec de jeunes talents, et là, on peut parfois constater des progrès évidents. Par exemple quand ils sont encore étudiants et qu’ils ont peut-être changé de professeur ou qu’ils se préparent pour un grand concours. C’est très agréable de pouvoir les accompagner dans ce processus. Les jeunes pianistes sont toujours ravis de pouvoir jouer sur un bel instrument et au début, ils n’ont aucun souhait particulier. Mais au fur et à mesure qu’ils progressent, leur conscience s’approfondit et leurs attentes de l’instrument s’affinent. Je constate que la perception de l’instrument évolue en parallèle avec la maturité artistique.
Cela varie beaucoup d’un pays à l’autre. Je viens d’Oldenburg, près de Brême, et en Allemagne, il existe le beau métier de facteur de pianos et quand on l’apprend, on devient aussi accordeur de pianos, car cela fait partie de la formation. En France, il y a l’école ITEMM au Mans qui propose un CAP Accordeur de piano, où les techniciens de piano sont formés à un niveau élevé par différents professeurs.
Je n’ai pas l’oreille absolue, mais j’ai une très bonne oreille musicale et je l’ai entraînée de manière ciblée. Je ne sais pas s’il faut avoir l’oreille absolue, j’en doute, car au fond, tout est une question de compromis et si l’on est soi-même une autorité qui dit ce qui est bien et ce qui est mal, on risque de se mettre des bâtons dans les roues. Je pense qu’il est plus important d’être ouvert sur le plan sonore que de dire que c’est comme cela et pas autrement.
Je suis facteur de pianos. J’ai appris mon métier dans un atelier de réparation et de restauration. C’était une petite entreprise qui n’existe plus, Piano Spengler, dans le nord-ouest de l’Allemagne. J’ai dû avoir quinze ou seize ans quand mon professeur de piano à l’école m’a proposé de faire un stage chez un facteur de pianos qu’il connaissait. Il pensait que cela pourrait me plaire ; je jouais déjà plusieurs instruments et j’étais probablement le seul à m’intéresser à la musique à l’école. J’ai fait mon stage et j’ai travaillé pendant les vacances. Mon premier maître voulait prendre sa retraite, mais il m’a dit : « Tu seras mon dernier apprenti ». Il est resté un an et demi de plus dans la vie active pour que je puisse terminer ma formation. J’ai su alors que je voulais devenir facteur de pianos. J’ai appris la fabrication de pianos de A à Z et j’ai ensuite travaillé dans la fabrication chez Bechstein.
C’est une question difficile. Je suis loin de pouvoir dire que je sais tout faire. Je pense qu’à ce moment-là, on cesse de s’intéresser à quelque chose. Il y a toujours de nouvelles choses à découvrir. Récemment, j’ai fabriqué de nouvelles têtes de marteaux pour le piano original de Liszt dans sa maison à Weimar. J’ai aussi un peu travaillé sur le piano de Rachmaninov à Tbilissi, en Géorgie. Ce sont des choses qui sont intéressantes et qui touchent le cœur. Puis, il y a de nouveaux instruments, de nouvelles constructions de fabricants et, heureusement, on n’est jamais au bout de ses connaissances. Tout continue d’évoluer.
Visuels : © Torben Garlin