Ce dimanche 13 octobre, la pianiste russe de 17 ans est revenu pour un Concert du Dimanche Matin de Jeanine Roze Production avec un programme riche, ambitieux et exigeant, réunissant la Sonate n 31 de Beethoven, la Sonate nº 2 de Schumann et Andante spianato et Grande Polonaise brillante de Chopin.
C’est en octobre 2019, alors qu’elle n’avait que douze ans, qu’Alexandra Dovgan donne son premier concert au Théâtre des Champs Élysées sur recommandation de Grigory Sokolov. Née en juillet 2007 dans une famille de pianistes, Alexandra Dovgan s’initie au piano à quatre ans. À cinq ans, elle est sélectionnée pour rejoindre l’École centrale de musique de Moscou où elle étudiera avec la célèbre Mira Marchenko.
La jeune pianiste est lauréate de nombreux concours internationaux, parmi lesquels, à dix ans seulement, le Grand Prix de la deuxième édition de la Grand Piano Competition sous la direction artistique de Denis Matsuev. Elle donne des récitals sur les plus grandes scènes, de la Philharmonie de Berlin à la Konzerthaus de Vienne, en passant par le Concertgebouw d’Amsterdam, et participe aux festivals les plus prestigieux, dont la Roque d’Anthéron, Gstaad Menuhin et Verbier. Malgré sa précocité, Alexandra Dovgan impressionne d’emblée avec la maturité de son jeu et l’intelligence de ses choix du répertoire.
Ce dimanche matin, la salle du Théâtre des Champs-Elysées est pleine et le public semble avisé. « Je l’ai entendue à 12 ans et la suis depuis », chuchote un spectateur sous les regards approbateurs de ses voisins, parmi lesquels le compositeur franco-péruvien José Carlos Campos. Ceux qui, au début, se sont déplacés par curiosité pour découvrir une enfant prodige, reviennent désormais pour entendre une musicienne authentique et sensible, qui n’a pas froid aux yeux.
Vêtue d’une robe noire sans manches, longs cheveux attachés en queue-de-cheval, Alexandra Dovgan s’avance vers le piano d’un pas rapide et léger, telle la danseuse qu’elle est dans ses heures creuses (elle dessine aussi). Elle s’incline rapidement et attaque sans plus attendre l’une des trois dernières sonates pour piano de Beethoven.
Achevée en 1822, en même temps que le compositeur travaille sur la partition de sa Missa solemnis et aux Variations Diabelli, la Sonate n 31 op. 110 est une œuvre profonde et intime en trois mouvements. Le Moderato est une sonate Haydnesque, ordonnée, gracieuse et mélancolique. Le bref et rapide scherzo qui suit est aussi périlleux qu’humoristique. Beethoven y utilise astucieusement des motifs de deux chansons folkloriques « Notre chat a eu des chatons » et « Je suis un débauché, tu es un débauché ». L’Adagio final comporte deux sections lentes et plaintives, ponctuées par deux fougues qui évoquent, selon le musicologue britannique Donald Tovey, la force intérieure que nécessite cette « traversée de sanglots ».
Alexandra Dovgan construit son premier mouvement avec attention, intelligence et sensibilité, sans la moindre ostentation ou affectation. Ses mains glissent sur le clavier avec assurance et délicatesse. Son phrasé et son articulation sont nets, mais parfois un brin trop sages, notamment dans les parties humoristiques où on souhaiterait l’entendre se lâcher un peu plus.
En revanche, nous apprécions sa sobriété expressive dans les passages élégiaques qui gagnent ainsi fortement en impact émotionnel. Alexandra Dovgan semble deviner la fureur et la tristesse d’un vieux lion en perte de puissance et de moral, puis esquiver ses maladroites tentatives d’autodérision sans compromettre sa dignité, telle une nurse capable qui change la couche de son illustre charge d’un geste ferme et sans chichi.
Le programme se poursuit sans pause avec la Sonate pour piano nº 2 Schumann. Composée entre 1833 et 1838 et révisée plusieurs fois (notamment le finale, que Clara Schumann jugera trop ardu), la Deuxième est aujourd’hui sa sonate la plus souvent jouée et enregistrée. Variée, concise et exigeante, la Sonate nº2 est structurée autour de quatre mouvements traditionnels, combinant une forme d’urgence dramatique avec des passages d’intense tendresse, et se termine par un Rondo effréné.
Le premier thème utilise la gamme descendante qu’il inscrit dans plusieurs œuvres pour exprimer son manque de Clara lors de leurs séparations. Le lent second mouvement est d’une beauté rêveuse et retravaillé à partir d’une chanson intitulée « Im Herbste » que Schumann avait écrite à 18 ans. Tout comme chez Beethoven, le scherzo de Schumann apporte une touche d’humour et les octaves brisées du nouveau finale expriment une agitation qui s’intensifie jusqu’à atteindre un paroxysme fiévreux.
Dovgan nous donne une interprétation ronde et équilibrée, faisant ressortir aussi bien la douceur que la tourmente, même si certains passages tumultueux restent quelque peu abstraits. En absence d’un vécu qui leur donnera de la substance à l’avenir, l’approche détachée et analytique de Dovgan jette sur les trémoussements de Schumann un froid revigorant et nullement dépourvu d’intérêt. Alexandra Dovgan gère savamment son répertoire et nous nous réjouissons d’en suivre l’évolution qui s’annonce prometteuse.
Pour terminer, Alexandra Dovgan a choisi l’Andante spianato et la Grande polonaise brillante, op.22 de Chopin, qu’elle déclare être son compositeur préféré. Écrite en 1830-34 et créée à Paris par Chopin lui-même en 1835, cette composition a été fortement inspirée par l’opéra italien et ses accents héroïques. Aujourd’hui un tube incontournable du répertoire, la pièce fusionne deux personnalités contrastées de Chopin, à la fois rêveur et combatif.
Dovgan aborde l’Andante spianato en forme de nocturne avec une expression rêveuse et tendre, pétrie d’une belle fraîcheur juvénile et poétique. En comparaison, dans la Grande polonaise brillante, son jeu est entraînant et audacieux, le rythme soutenu et le son lumineux. Quand elle pose ses bras minces et souples après les dernières mesures et se lève pour saluer son public enthousiaste, Alexandra Dovgan fait penser à une cavalière, dos droit et regard fixé vers l’horizon, qui lâche les rênes et lance son cheval dans un trot de récupération après un parcours d’obstacles méticuleusement exécuté.
Rappelée sur scène avec insistance, Dovgan nous offrira trois bis pour clore avec élégance et générosité cette matinée dominicale : l’Étude n 5 op. 33 de Rachmaninov, la Grande valse brillante de Chopin et l’Impromptu n 3 de Schubert.
Visuel : © Irina Schymchak