Le 43ème Festival International de Piano de La Roque d’Anthéron a dédié la journée du 5 août à Serguei Rachmaninov, dont on fête les 150 ans de la naissance cette année. Fanny Azzuro, Jean-Paul Gasparian, Vsevolod Zavidov et Nikolaï Lugansky ont rendu un vibrant hommage au célèbre compositeur russe.
Né dans une famille de scientifiques, Nikolaï Lugansky s’est intéressé à la musique très jeune. A cinq ans il a appris à l’oreille une sonate de Beethoven qu’il a joué chez son voisin, compositeur et pianiste Serguei Ipatov, qui lui donnera ses premières leçons. Bénéficiant du système soviétique qui ouvrait l’accès gratuit à la musique à tous les enfants doués (ce qui explique la suprématie de « l’école russe » au XXème siècle), Lugansky entrera à l’Ecole centrale de musique de Moscou à sept ans. Il étudiera avec Tatiana Kestner jusqu’à son décès en 1985 quand il sera pris sous l’aile de la grande Tatiana Nikolaïeva. La pianiste et compositrice russe, qui a créé, le 23 décembre 1952 à Leningrad, les Vingt-quatre Préludes et Fugues de son ami Dmitri Chostakovitch, devient professeur et mentor du jeune Lugansky. Elle-même avait été l’élève d’Alexander Goldenweiser, le dédicataire de la Suite pour deux pianos n°2 op. 17 de Rachmaninov.
Guidé par Nikolaïeva, Lugansky remportera le premier prix au Concours de l’Union soviétique à Tbilissi en 1988, la médaille d’argent au Concours international de Bach de Leipzig et le second prix du Concours Rachmaninov de Moscou en 1990. Après la disparition de Nikolaïeva en 1993, Lugansky finira ses études au Conservatoire Tchaikovski de Moscou sous la direction de Serguei Dorenski qui le prépare pour le Concours international Tchaikovski de Moscou qu’il remportera en 1994 ; cet exploit lancera sa carrière. Désigné, par Nikolaïeva, comme le digne héritier de la grande école de pianistes russes, Lugansky se produit sur les scènes les plus prestigieuses du monde et joue une centaine de concerts par saison. Directeur artistique du Festival Rachmaninov de Tambov et considéré comme l’un des plus grands interprètes du compositeur, Lugansky enregistré un nombre important de ses œuvres, dont l’intégrale des Vingt-quatre Préludes, l’album paru en 2018 et distingué par un Diapason d’Or et un Choc de Classica.
Régulièrement invité à La Roque d’Anthéron, Lugansky est chez lui sur la scène du magnifique Auditorium du Parc du Château de Florans. Pour clore la Journée Rachmaninov, Lugansky nous propose un programme riche et complet : Moments musicaux op. 16, Sonate n°2 op. 36, Études-tableaux op. 39 et Préludes op. 32. Grand, élancé et affichant une élégance aisée, Lugansky entame la soirée avec les quatre premiers Moments musicaux op. 16.
Les Moments musicaux op. 16 sont une suite de six pièces pour piano que Rachmaninov écrira entre octobre et décembre 1896. Pittoresques et sophistiquées, ces miniatures sont aussi mélodieuses que pétries de sentiments. L’influence de Tchaïkovski se fait encore sentir dans cette œuvre de jeunesse que la brochure du concert qualifie de « romance urbaine […] chantée du cœur […] dans les cercles de l’intelligentsia urbaine, la petite noblesse. » Les Moments combinent un lyrisme passionné, notamment les n 3 et 5, et une technique virtuose. La première pièce, Andantino, est la plus longue et structurée en trois parties. L’ambiance générale y est mélancolique et contemplative. La deuxième pièce, Allegretto, est une étude typique du XIXème siècle, rapide et virtuose, à l’instar des Études de Chopin. Après cette effervescence passagère, le troisième Moment nous ramène à une introspection rêveuse sur le rythme d’une marche funèbre. Inspirée de l’Étude dite « Révolutionnaire » de Chopin, la fulgurante quatrième pièce (Presto) combine des figures récurrentes et éprouvantes à la main gauche et la simplicité de la mélodie à la main droite pour créer un tourbillon émotionnel violemment introverti.
Avec sa mâchoire carrée et ses yeux bleus perçants, Nikolaï Lugansky dégage un sang-froid raffiné à la James Bond, mais son jeu trahit une intense sensibilité et une passion contenue avec la force que d’autres emploieraient pour en faire une démonstration exubérante. Sa maîtrise technique est irréprochable, mais c’est son approche pudique et sincère qui le différencie de certains autres interprètes de Rachmaninov, avec qui Lugansky semble partager de vastes pans de son univers intérieur. Lugansky semble entrer en une sorte de communion avec Rachmaninov et à en extraire la charge émotionnelle implosive, qu’il insuffle ensuite à sa musique, sans pour autant s’effacer ou s’incliner devant celui qu’il appelle son « père spirituel. » Les deux personnalités et les deux tempéraments semblent compatibles et complémentaires et la musique qui ressort de la partition de l’un et de l’interprétation de l’autre est presque de l’ordre mystique.
La séquence suivante accentuera encore cette impression car Lugansky nous y présentera sa version de la Sonate n°2 op. 36. Rachmaninov écrira la Sonate n°2 entre janvier et août 1913 et c’est lui-même qui en fera la création le 16 décembre 1913 à Moscou. Jugeant sa Sonate trop longue, notamment en la comparant à la n°2 op. 35 de Chopin qu’il admirait, Rachmaninov l’a révisée en 1931, ôtant presque un tiers de la partition. Nikolaï Lugansky avait longtemps joué la version élaguée de 1931, comme beaucoup de pianistes, mais ayant entendu la version originale il s’est laissé convaincre par son côté prémonitoire. « La Sonate n°2 a été écrite peu avant la révolution russe, » il expliquera à France Inter. « Il est passionnant de voir comment un grand artiste peut pressentir la catastrophe qui va se produire en Russie. » Pour son enregistrement des Sonates n°1 et 2 en 2012, plébiscité par le public et la critique, il optera pour la version de 1913 dans laquelle il intégrera certains passages « pianistiquement plus satisfaisants » de la version révisée. Vladimir Horowitz et Hélène Grimaud ont également proposé leur propre vision, mais c’est probablement celle de Lugansky qui se rapproche le plus de la démarche stricte, directe et rarement sentimentale, de Rachmaninov.
Jouée à ciel ouvert et avec en arrière fond, le bruit du mistral dans les arbres, la Deuxième sonate acquiert un sens de drame, fourni par la nature, qui s’ajoute à celui de la partition, anticipant la dévastation qui menace la Russie, et renforce l’intensité maîtrisée de l’interprétation de Lugansky. Avec une sensibilité extrême, Lugansky tisse la noirceur aux couleurs vives ; d’abord celle de la prémonition de Rachmaninov quant à l’avenir tragique de son pays, ensuite, celle, plus intime, qui envahit un homme en proie à la dépression, qui contemple le suicide et qui titube sous le poids de pensées sinistres et obsédantes. Le deuxième mouvement, Non allegro, est d’une beauté époustouflante et d’une rare puissance émotionnelle. Entre les doigts de Lugansky, le désespoir se déploie comme la mort douce, le courage jaillit avec une force amère et impuissante et la confrontation des deux évoque un combat intérieur sans vainqueur. Le troisième mouvement, Allegro molto, est le plus périlleux car le plus puissant et donc le plus régulièrement dénaturé, mais on n’a rien à craindre d’un musicien aussi accompli et fidèle à la musique qu’il sert. Lugansky nous en offre une interprétation ample, intense et profonde dans des graves.
Les applaudissements, les cris de « bravo » et le grondement de pieds qui tapent qui retentissent témoigneront de l’immensité de ce que nous venions de vivre.
Après l’entracte, Lugansky poursuivra son programme avec quatre Etudes-tableaux op. 39. Composées en 1917, ces pièces sont l’apogée de la musique de Rachmaninov et l’aboutissement de ses prémonitions funestes : la révolution d’octobre et l’exile aux États-Unis. Lugansky en sélectionnera les plus solaires : n°4, n°5, n°6 et n°8. La n°4 (Allegro assai) est une étude lumineuse, entraînante et espiègle. Alors que certains y voient des personnages du folklore russe et leur royaume fantastique, Sviatoslav Richter aurait relaté la réaction d’une vieille dame après avoir entendu le morceau : » J’imagine les aristocrates quittant la France avant la grande révolution, et leur état d’esprit. » La n°5 en bémol mineur, Appassionato est une pièce extraordinaire, la plus populaire du cycle, que Lugansky joue avec force et précision, évoquant à la fois Scriabine et Chopin. La n°6, inspirée par le conte du petit chaperon rouge, est un morceau virtuose et frétillant qui narre la course-poursuite entre le loup et le petit chaperon rouge. Lugansky nous en livre une exécution parfaite, même si on regrette un peu qu’il ne se soit pas davantage lâché. Pour boucler la séquence Études-tableaux op. 39, Lugansky jouera sur son Steinway comme si c’était un orchestre pour nous restituer une étude n°8 merveilleusement lyrique, comme un tendre et douloureux souvenir d’un monde disparu.
Lugansky entamera la dernière partie de son récital : un sélection de six Préludes op. 32. Le célèbre Prélude n°5 qui évoque l’inconscience d’une journée ensoleillée d’été, le n°6 dépeint une tempête dévastatrice et le n°10, le plus long du cycle, inspiré par le tableau de Böcklin « Le retour », qui représente un homme attendant son arrivée près d’un étang à l’extérieur d’une maison. Rachmaninov présente ici une vie intérieure riche qui oscille entre solennité, fierté et résignation. Dans le Prélude n°12 Lugansky dépeint avec somptuosité un attelage de chevaux, accompagné par des tintements de grelots et des claquements de la cravache, au milieu des plaines solitaires de l’immense Russie. Le Prélude n° 13 est le dernier des 24 préludes de Rachmaninov, une composition grandiose et solennelle, évoquant, selon les mots de Lugansky, la longue nuit de Pâques, le silence, suivi de la bonne nouvelle de la résurrection qui se propage à travers un crescendo qui se transforme « en une jubilation triomphante, célébrant la victoire sur la mort. »
L’ambiance de la messe ne résistera pas à l’assaut auditif des applaudissements qui éclateront avec véhémence. Lugansky offrira à son public enthousiaste trois généreux bis : Liebesleid de Kreisler, arrangé pour piano par Rachmaninov, Prélude n°7 en do mineur de Dix préludes op. 23 et Berceuse op. 16 n°1 de Tchaikovski, arrangé pour piano par Rachmaninov. Une soirée inoubliable !
Visuels : © Valentine Chauvin