Le 43ème Festival International de Piano de La Roque d’Anthéron a dédié la journée du 5 août à Serguei Rachmaninov, dont on fête les 150 ans de la naissance cette année. Fanny Azzuro, Jean-Paul Gasparian, Vsevolod Zavidov et Nikolaï Lugansky ont rendu un vibrant hommage au célèbre compositeur russe.
La « Journée Rachmaninov » se poursuit à l’Auditorium du Centre Marcel Pagnol à 16h, avec le récital de Jean-Paul Gasparian. Présent au Festival de La Roque d’Anthéron pour la troisième année consécutive, le pianiste français de 28 ans s’initie au piano dès l’âge de six ans. Ses deux parents sont pianistes : son père, Gérard Gasparian, est pianiste et compositeur émigré d’Arménie et sa mère, Branka Balevic est également pianiste, pédagogue et ancienne élève de la célèbre académie Gnessine à Moscou. Jean-Paul Gasparian est admis au Conservatoire National de la Musique et de la Danse de Paris à 14 ans où il obtient son master. Lauréat de plusieurs prix dont le prestigieux Concours Européen de Brême et le Prix de la fondation Cziffra, Gasparian sera également nommé aux Victoires de la Musique Classique 2021. Passionnée pour la littérature, la poésie, le cinéma et la pensée en général, il s’oriente vers la philosophie, et remporte, en 2013, le Premier Prix de Philosophie au Concours Général. Jean-Paul Gasparian a gravé cinq disques dont trois consacrés à Rachmaninov.
Prélude en si mineur op. 32 n 10, la première œuvre que Gasparian jouera cet après-midi, fait partie de treize préludes op. 32 que Rachmaninov écrira en 1910. Inspiré par le tableau d’Arnold Böcklin, Le Retour (1887), le prélude n 10 était le préféré de Rachmaninov. Derrière le Steinway, Gasparian projette une élégance facile. Ses gestes sont souples, son récit intensément personnel et son phrasé naturel, indépendamment de la difficulté technique à laquelle il se trouve confronté. Son exécution est plutôt lente, notamment dans le crescendo central, ce qui n’est pas pour déplaire car il l’accompagne d’une sonorité riche et sensuelle.
Il enchaînera sur trois préludes op. 23, le passionné n°6, l’impétueux et virtuose n°7 le lyrique n°10 superbement et sans aucune surcharge expressive ou gestuelle. Gasparian est clairement à l’aise dans les œuvres de Rachmaninov et dans ce répertoire, son jeu est phénoménal. L’Élégie op. 3 n 1 fait partie de Cinq Morceaux de Fantasie, un groupe de cinq pièces pour piano seul, composé par Rachmaninov en 1892. L’Élégie, une composition de quatre minutes, d’une beauté déchirante, est imprégnée d’un pathos qu’il ne faut pas confondre avec la sentimentalité. L’attention précise, la vélocité aisée et le trait léger de Gasparian lui permettent d’éviter le piège d’un romantisme excessif et de sculpter un son à la fois luxuriant et traversée par une nostalgie rêveuse.
Les trois Études-tableaux op. 39 ont été judicieusement sélectionnées. La n° 3 est une des plus belles miniatures de Rachmaninov, évoquant les chutes d’eau, des éclats de vagues contre les pierres, les déferlantes agitées. Gasparian l’interprète avec impétuosité qui donne à l’œuvre un son un peu brusque et pas du tout désagréable. La n° 7 est inspirée des obsèques d’Alexandre Scriabine auxquelles Rachmaninov assistera (il portera même le cercueil de son confrère). Sa narration imagée dépeint un cortège funèbre qui avance sous la pluie, accompagné des chants et des sons de cloches. On se l’imagine lent, presque titubant, composé de personnes enfermées dans leurs chagrins respectifs, mais Gasparian nous distrait rapidement de cette vision pluvieuse et endeuillée.
Sous ses doigts, qui se posent sur les touches avec décision, les funérailles de Scriabine deviennent une occasion mondaine : on s’y bouscule pour s’approcher du cercueil recouvert de couronnes de fleurs, on s’écrie avec excitation à la vue d’une célébrité ou d’un chapeau coquet et on s’émerveille devant les voix angéliques du Chœur du Saint Synode. On peut faire confiance à Jean-Paul Gasparian pour connaître l’histoire car les funérailles de Scriabine étaient l’évènement le plus branché du printemps 1915 ! La foule rassemblée était si importante que, pour l’endiguer, les autorités moscovites ont fini par émettre des billets payants. L’étude n° 9, une fabuleuse marche triomphante, prend tout son sens dans cette séquence conquérante dont Gasparian nous offre ici une interprétation fervente et digne.
Après une brève interruption pour permettre aux spectateurs impatients de montrer leur appréciation, d’applaudir avec enthousiasme, Jean-Paul Gasparian poursuivra son programme avec deux miniatures de la suite Moments musicaux op. 16. Rachmaninov écrira ses six moments musicaux entre octobre et décembre 1896. Il y reproduira les formes musicales caractéristiques des époques antérieures.
Gasparian a sélectionné les deux derniers morceaux, l’Adagio sostenuto, une pièce lyrique en forme de barcarolle et le Maestoso orageux, virtuose et brillant qui clôt la suite avec une mélodie à trois voix. Jouant les yeux fermés, absorbé par cette musique qu’il avait déjà enregistrée en 2022 sur son album dédié à Rachmaninov, Jean-Paul Gasparian cisèle les phrases de l’Adagio avec précision et vigueur, notamment dans les graves, avant de bondir de son tabouret pour plaquer les premiers accords du Maestoso avec plus de force encore. Pièce répétitive et techniquement difficile, le Maestoso contient un thème principal de la tempête et des dynamiques contrastées et des effets d’apothéose. L’endurance et la force nécessaires pour maintenir un son étoffé et puissant ne posent aucun problème à un Gasparian plutôt débordant d’énergie.
Une ovation retentira après cette démonstration de prouesse et le jeune pianiste devra attendre quelques instants avant de pouvoir poursuivre avec les deux dernières compositions prévues au programme : Vocalise, arrangé pour piano solo par le pianiste écossais Alan Richardson et Liebesleid de Fritz Kreisler, que Rachmaninov arrangera pour piano solo. Vocalise est une pièce sans paroles, dédiée à la soprano ruse Antonina Nejdanova, que Rachmaninov écrit en 1915 pour une voix avec un accompagnement au piano. Un véritable « tube », Vocalise a fait l’objet de nombreux arrangements, notamment pour l’orchestre par Rachmaninov lui-même, mais aussi pour d’autres formations, ce qui a largement contribué à sa notoriété. Gasparian jouera l’arrangement de Richardson de 1951, riche dans l’écriture polyphonique, avec une expressivité contenue et légère et enchaînera avec Liebesleid, le nostalgique chagrin d’amour viennois aux airs de la valse ; une valse éperdue dans une Vienne au bord du précipice où on danse dans l’abîme avec élégance et abandon.
Acclamé par le public conquis, Gasparian, souriant, nous offrira quatre superbes bis, sans se faire prier : le deuxième mouvement de la Sonate 2 en si bémol mineur op. 36 de Rachmaninov, suivi de trois pièces de Debussy – Ce qu’a vu le vent d’ouest, Estampes (Pagodes) et Le vent dans la plaine, rappelant ainsi que sur son dernier disque, Debussy, vient de paraître chez Naïve Records.
Visuels : © Valentine Chauvin