Le 43ème Festival International de Piano de La Roque d’Anthéron a dédié la journée du 5 août à Serguei Rachmaninov, dont on fête les 150 ans de la naissance cette année. Fanny Azzuro, Jean-Paul Gasparian, Vsevolod Zavidov et Nikolaï Lugansky ont rendu un vibrant hommage au célèbre compositeur russe.
La journée Rachmaninov commence à 11h à l’auditorium du Centre Marcel Pagnol avec le récital de Fanny Azzuro. Âgée de 37 ans, la pianiste française a étudié au Conservatoire National Supérieur de Musique à Paris où elle obtient son master de piano et musique de chambre avant d’intégrer l’Académie Sibelius d’Helsinki en 2011 et la classe de perfectionnement de Boris Petrushanski à l’Académie Internationale Pianistique « Incontri col Maestro » à Imola. Abordant différents styles musicaux, elle forme le SpiriTango Quartet (violon, piano, accordéon et contrebasse). Après un premier album consacré à Astor Piazzolla de 2014 – qui coïncide avec le premier disque piano solo de Fanny Azzuro, Russian Impulse, dédié à Rachmaninov – le groupe poursuit son exploration musicale du tango nuevo et de la musique contemporaine et nous fait découvrir des jeunes compositeurs encore peu connus en Europe (Luis Caruana, Ramiro Gallo, Andres Linetzky). Lauréate de prestigieux concours internationaux dont le World Piano Competition à Cincinnati, Fanny Azzuro a enregistré trois disques solo, 1905 Impressions, consacré à Ravel, Debussy et Albeniz, Russian Impulse, et The Landscapes of the Soul, les 24 Préludes de Rachmaninov.
Fanny Azzuro est la première pianiste française à graver tous les préludes de Rachmaninov et un grand nombre d’entre eux trouveront leur chemin dans le programme qu’elle nous propose ce matin, à commencer par le Prélude en ut dièse mineur op. 3 n° 2.
Composée en 1892, alors que Rachmaninov n’avait que 19 ans, le Prélude op. 3 n° 2 compte parmi les compositions les plus célèbres et les plus faciles de Rachmaninov, même si son exécution nécessite une force de la main et une bonne assise pour atteindre toutes les notes de l’accord simultanément. La pièce était déjà très connue du vivant de Rachmaninov qui ne l’affectionnait pas particulièrement, d’autant plus qu’il avait oublié de déposer son copyright. Il n’a donc jamais reçu de royalties, alors que le morceau été interprété par tous les pianistes du monde, Mickey Mouse compris. Grand amateur de cinéma, Rachmaninov a commenté la prestation de la souris dans le film The Opry House de Disney : « J’ai entendu mon inévitable prélude défendu par quelques-uns des meilleurs pianistes, cruellement massacré par d’autres, mais aucune interprétation ne m’a jamais autant remué que celle du grand maestro Mickey Mouse. » Sans atteindre les sommets de Mickey Mouse, Fanny Azzuro nous livre un Prélude op. 3 n° 2 puissant et ressenti, avant d’enchainer sur une sélection de Préludes op. 23.
Les dix préludes de l’opus 23 marquent la sortie de Rachmaninov d’une période dépressive, dans laquelle le compositeur plongera après l’échec de sa Première symphonie en 1897. En 1900, il entame l’écriture de son Deuxième concerto et il composera les premiers Préludes op. 23 en 1903, une période féconde et heureuse de sa vie. Le mariage avec sa cousine germaine Natalia Satina, qui avait nécessité l’autorisation expresse du Tsar pour contourner l’interdiction des unions consanguines, a pu avoir lieu en avril 1902 et sa première fille, Irina, est née le 9 juin 1903. L’ensemble de ces dix miniatures compte parmi les plus belles œuvres pour piano du compositeur qui en fera lui-même la création à Moscou, le 10 février 1903.
Fanny Azzuro choisira les cinq premiers préludes : le triste et intérieur Prélude n° 1, que le pianiste russe Heinrich Neuhaus (fais le lien vers Adi Neuhaus) considèrera comme le meilleur du recueil, l’expressif et dynamique n° 2, connu pour la virtuosité que demandent au pianiste ses éclats d’accords redoutables qui émergent d’une tempête d’arpèges, le solennel n° 3, l’introspectif et nocturne n° 4 et l’obsédant et difficile n° 5, le plus célèbre de tous. La pianiste nous livrera les deux premiers préludes, superbement exécutés, expressifs, mais sans excès de pathos, et entamera le troisième quand une coupure de courant plongera la salle dans l’obscurité et déclenchera la sirène. Imperturbable, Fanny Azzuro bravera le bruit infernal et terminera le troisième prélude dans le noir, avant de s’arrêter sous une salve d’applaudissements encourageants.
Elle profitera de cette interruption pour nous dire quelques mots. « Ce concert est aussi un hommage à ma tante qui est décédée récemment. Rachmaninov disait que chaque note est indispensable, mais qu’au-delà des notes, c’est la précieuse étincelle de l’âme qui compte. J’espère que je peux communiquer avec elle à travers l’âme. » Les lumières et le silence rétablis, Fanny Azzuro continuera avec les deux derniers préludes sous les regards bienveillants des spectateurs émus par ses confidences. Elle jouera la marche héroïque, ainsi que l’ample et virtuose interlude lyrique, du cinquième avec une tendresse conquérante et même si la répétition du n° 5, n’est pas aussi inspirée qu’on aurait souhaité, mais dans l’ensemble, son interprétation des préludes est franche et son expressivité poignante.
Avant de passer aux Etudes, suivies des Préludes op. 32, Fanny Azzuro, qui aime créer les passerelles entre les différentes formes d’expression artistique, partagera avec le public sa passion pour Fiodor Tioutchev, un des plus grands poètes russes du XIXème siècle. Tiouttche s’est fait connaître par le public occidental, d’abord via le film Stalker d’Andrei Tarkovski, où l’un des personnages cite son poème « La flamme sourde du désir, » ensuite par Björk qui a repris ce même poème sous le titre « The dull flame of desire » sur son album Volta. Fanny Azzuro lira le poème Larmes humaines de Fiodor Tioutchev : » Larmes humaines, ô larmes des hommes / Vous coulez au matin et au soir de la vie / Vous coulez inconnues, vous coulez innombrables / Vous coulez invisibles et intarissables / Vous coulez comme coulent les ruisseaux de pluie … »
Saisie par l’émotion, sa voix tremblante, Fanny Azzuro trouvera son refuge derrière le piano et enchaînera avec deux Études-tableaux op. 39 d’une redoutable virtuosité technique, avant de passer aux Préludes op. 32.
Rachmaninov commencera l’écriture des Préludes op. 32 lors de son séjour aux États-Unis en 1909. Galvanisé par le succès de son Troisième concerto, crée à New York en novembre 1909, il s’attellera à la composition des préludes dès son retour en Russie. Il composera certains de ces préludes en une seule journée (par exemple, les n° 5, 11 et 12). La première exécution aura lieu à Saint-Pétersbourg en décembre 1910. L’opus 32 contient un univers musical plus moderne, angulaire et expressif, seuls les n° 5 et n° 12 restent résolument romantiques, mais Fanny Azzuro ne les inclura pas dans sa sélection. Elle enchaînera les trois premiers préludes, le vif et court n° 1, le mélancolique n° 2, l’énergique n° 3 et, après une brève pause, passera au contemplatif n° 7, impétueux n° 8 et lyrique n° 11, avant de revenir au n° 4.
A travers les préludes de Rachmaninov, la pianiste française nous embarque dans un voyage à travers les saisons, les paysages et les émotions russes avec sincérité, passion et une remarquable maîtrise technique. Applaudie vivement par un public conquis, Fanny Azzuro nous offrira deux beaux bis : le Prélude n° 5 op. 32 et une nouvelle interprétation du Prélude n° 5 op. 32.
Visuels : © Valentine Chauvin