Le 3 août, devant l’Auditorium du Parc du Château de Florans, le pianiste israélien Adi Neuhaus a présenté un programme exigeant, conçu autour des œuvres de Beethoven, Chopin et Scriabine.
Adi Neuhaus, jeune pianiste israélien de 27 ans, est né à Tel Aviv dans une dynastie musicale. Son arrière-grand-père, Heinrich Neuhaus (1888-1964), neveu de Felix Blumenfeld, cousin de Karol Szymanowski, ami d’Osip Mandelstam et de Boris Pasternak, était l’un de plus grands pianistes et professeurs du piano du XXe siècle. Il a formé Sviatoslav Richter, Anatole Vedernikov, Gérard Frémy, Radu Lupu et beaucoup d’autres, parmi lesquels son fils, Stanislav Neuhaus, un grand pianiste soviétique également. En 1949, le régime stalinien, qui avait déjà persécuté Heinrich Neuhaus au début des années 1940, interdira à Stanislav de voyager à Varsovie pour participer au Concours Chopin, qu’il aurait probablement gagné. Ce sera le présumé fils illégitime de Stanislav Neuhaus, Stanislav Bounine, (« créée par la mère de Bounine » selon Adi Neuhaus, « cette rumeur a toujours été rejetée par Stanislav lui-même et par la famille Neuhaus dans son ensemble. »), qui emportera la médaille d’or de la compétition internationale de piano en 1985, à dix-neuf ans.
Les parents de Adi Neuhaus, Irina et Heinrich (le fils légitime cette fois-ci de Stanislav Neuhaus), tous les deux pianistes, l’initient au piano dès ses cinq ans. Il poursuit sa formation à la Jerusalem Academy of Music and Dance, à l’École normale de la musique de Paris et à UDK Berlin. Lauréat de nombreux concours, Adi Neuhaus remporte le Premier Grand Prix au Concours international de piano Scriabine à Moscou en 2010, alors qu’il n’a que quatorze ans, et le Premier Grand Prix à la Piano Forever Competition d’Ashdod en 2013. En février 2023, Adi Neuhaus sort son premier disque, plébiscité par la critique et consacré à des œuvres de Chopin, Scriabine, Schumann et Rachmaninov.
Adi Neuhaus s’installe devant le piano et attend avant de poser ses mains sur les touches. Sa silhouette longiligne et son visage ciselé dégagent une intense concentration. Les premières mesures décontractées de la Sonate n° 28 se mêleront au chant des cigales et au bruit du vent dans une sonorité d’une douceur exquise.
La Sonate n° 28 compte parmi les dernières sonates de Beethoven. Lors de sa composition, à Baden pendant l’été 1816, Beethoven est déjà sourd, mais son oreille musicale intérieure reste aiguisée et son imagination le pousse à explorer de nouvelles formes musicales. Sa surdité l’isole de la société, avec laquelle il ne communique plus que par l’intermédiaire des cahiers de conversation, et il se replie dans une intériorité remplie de souvenirs, impressions et rêveries. Ses dernières œuvres recèlent quelque chose d’insondable ; elles sont profondément intimes, mais aussi libres, voire insouciantes, alternant entre la contemplation et un appel à l’action. Sans drame, lutte ou même exubérance, les dernières sonates de Beethoven transmettent une maîtrise souveraine, une force contemplative et une maturité apaisée.
Adi Neuhaus ne semble avoir aucune difficulté avec la complexité technique de la Sonate n° 28 et son interprétation montre une grande maturité émotionnelle. Il transmet la fluidité décontractée du premier mouvement avec un jeu éthéré et gracieux qui nous transpose dans la nature bourgeonnante d’un jour de printemps. Neuhaus enchaîne avec une vigueur aux accents jazzy le deuxième mouvement (Vivace alla marcia), contrapuntique et étonnant ; par ses harmonies, ses couleurs et sa virtuosité. Beethoven y combine la vivacité d’un scherzo, le rythme et la puissance d’une marche, la reprise en force du thème principal et l’écriture infiniment lyrique. Adi Neuhaus exécute ce deuxième mouvement avec beaucoup de concentration et de dextérité, mais l’interprétation gagnerait en expressivité s’il lui insufflait de la légèreté, de l’espièglerie et de la surprise.
L’Adagio qui suit est d’une grande force émotionnelle. Il traverse la mélancolie, la ferveur, le désespoir pour arriver à l’apaisement final. Adi Neuhaus nous livre un Adagio rêveur, qui évoque l’image d’un poète flâneur aux humeurs changeantes. Son trille long, qui marque le passage au finale, est admirablement exécuté et il enchaîne sur l’Allegro final avec toute l’énergie que le passage demande. La fugue, qui s’introduit subrepticement, se fait de plus en plus envahissante et brutale jusqu’à définitivement perturber le calme qui régnait jusqu’à ici. Adi Neuhaus navigue en ces eaux troubles avec décision et une attention au détail, parfois au détriment de la fantaisie et d’un certain lâcher-prise qui aurait apporté une touche d’humour à cette œuvre d’une beauté incomparable.
Adi Neuhaus sourit timidement aux spectateurs qui l’applaudissent, s’incline et continue avec la deuxième partie de son programme, consacrée à Chopin : les trois Mazurkas (op. 41 n° 1, op. 63 n° 3 et op. 24 n° 4), suivi du célèbre Scherzo n° 2 op. 31.
Chopin écrira les Mazurkas op. 41 au cours de son séjour à Majorque avec George Sand, où le couple s’enfuit en 1838 pour échapper à l’élite parisienne, scandalisée par cette relation. La Mazurka en ut dièse mineur op. 41 n° 1 est la pièce la plus longue et la plus compliquée de l’opus 41, pleine de saveur populaire et riche en péripéties. Écrite en 1846, la Mazurka op. 63 n° 3 fait partie des trois dernières mazurkas publiées du vivant de Chopin, décédé en 1849. Elle n’a plus le caractère d’une vraie mazurka, mais se rapproche davantage de la valse. L’ambiance est celle de la nostalgie et du monologue intérieur. La Mazurka op. 24 n° 4, l’une des plus populaires des mazurkas de Chopin, est un chef d’œuvre imprégné d’une mélancolie mystérieuse et pétrie d’inventions mélodiques, harmoniques et rythmiques.
Publié en 1837 et dédié à une de ses élèves, la comtesse Adèle Fürstenstein, le Scherzo n 2 de Chopin est une des pièces les plus connues de Chopin et une des compositions les plus époustouflantes du répertoire pour piano. Robert Schumann a comparé la composition à un poème de Byron « si débordant de tendresse d’audace, d’amour et de mépris ». Le Scherzo est puissant et débordant de colorations harmoniques fabuleuses. James Huneker, l’un des plus influents critiques américains du début du XXème siècle, a exulté sur le Scherzo n° 2 : « Quelle écriture magistrale, au plein cœur du piano ! Cent générations ne pourront pas améliorer ces pages ! »
Le jeune pianiste a opté pour une interprétation rigoureuse, sans pathos exagéré, ce qui n’est pas pour déplaire, tant ces morceaux souffrent parfois d’excès en tout genre. Neuhaus maintient la tension sans sentimentalité ni surenchère mélodieuse. Son Scherzo est aérien et haletant à la fois. Certes, on l’aurait préféré plus instinctif, comme celui de Martha Argerich et plus saisissant, comme celui d’Ivo Pogorelich. Néanmoins, Adi Neuhaus nous livre un Scherzo qui va bien au-delà d’une grande agilité des doigts : beau, réfléchi et investi d’une assurance tranquille.
La troisième partie du programme est consacrée à Alexandre Scriabine et il n’y a aucun doute que c’est le répertoire dans lequel Adi Neuhaus est le plus à l’aise. L’ambiance de sensualité ténébreuse semble correspondre à sa personnalité pianistique car son interprétation des œuvres de Scriabine est juste magnifique. Les Quatre Morceaux – Fragilité, Prélude, Poème ailé et Danse languide – font partie des pièces tardives que le compositeur écrit en 1906, entre la Quatrième et la Cinquième sonate.
Il émane de ces morceaux un esprit enivrant et une passion luxuriante, contrebalancés par une poésie sombre et troublante. La Fragilité est délicate et sensuelle avec une pointe d’amertume qui évoluera dans quelque chose de beaucoup plus sombre et mélancolique dans Prélude, le morceau que Scriabine refusera de jouer en public. « Un morceau épouvantable ! », dira-t-il. En revanche, le Poème ailé est aéré, rafraîchissant et limpide, comme un matin ensoleillé de fin d’été, avec ce fond d’air frais qui vous caresse la joue et annonce l’automne. Les méandres étranges et sinistres de la Danse langoureuse semblent mener tout droit dans une fumerie d’opium et puis, soudainement, l’œuvre se termine, comme si elle avait changé d’avis quant à sa destination. Adi Neuhaus déploie ici toute la palette d’émotions que l’œuvre demande et sculpte ces vignettes atmosphériques avec beaucoup de finesse et de sensibilité.
Pour finir son programme en beauté, Adi Neuhaus a choisi la Fantaisie en si mineur op. 28 de Scriabine, une œuvre pétrie de drame, de couleurs vives et d’émotions fortes, composée en 1900, entre la Troisième et la Quatrième sonate. Considérée comme l’une des œuvres les plus difficiles de Scriabine, la Fantaisie en si mineur est une sonate pour piano où ce dernier endosse le rôle de l’orchestre. Pour atteindre la richesse harmonique de l’œuvre, l’interprète doit pouvoir plaquer sur le clavier des accords massifs d’une grande complexité, jouer des passages extrêmement rapides et, dans l’ensemble, démontrer une redoutable maîtrise technique et interprétative. Adi Neuhaus nous livre une Fantaisie débridée, haute en couleur et débordante d’émotion qui donne des frissons. On a l’impression qu’enfin, le jeune homme s’affranchit du poids de ses illustres ancêtres et s’abandonne corps et âme à cette musique qu’il aime et qui le lui rend bien. Le résultat est stupéfiant !
Acclamé par un public enthousiaste, Adi Neuhaus nous a offert deux beaux bis : Erotik op. 43 n° 5 d’Edvard Grieg et la Valse en ré bémol majeur, opus 64 n° 1 dite la « Valse minute » de Frédéric Chopin. Une belle soirée de musique et un éclatant début à La Roque d’Anthéron pour Adi Neuhaus.
Visuels : © Pierre Morales