Le 26 septembre, le concert de la pianiste vedette affiche complet pour cet événement très attendu. Mais Khatia Buniatishvili, connue autant pour ses interprétations fougueuses que pour ses décolletés plongeants, déroule un programme spectaculaire de virtuosité avec un empressement consternant ; ses fans n’ont même pas eu le temps d’applaudir.
Face à cette attitude surprenante de la part d’une artiste réputée pour sa grande générosité envers son public, les spectateurs cherchent à comprendre. « Elle allaite encore sans doute, elle vient d’avoir un bébé », explique une dame avec une tendresse mêlée de nostalgie. Indifférent aux contraintes logistiques de la maman superstar, son voisin s’insurge : « Elle n’avait qu’à prévoir un entracte ou rester chez elle ! » « Elle a probablement ses raisons, mais ce n’est pas cool pour nous », résume un jeune avec philosophie.
Clairement, la virtuose du piano franco-géorgienne divise une fois de plus. Connue pour son tempérament volcanique, ses interprétations libres et passionnées, sa gestuelle sexy, ses tenues glamour hollywoodien des années 1930 et son look pin-up à la Betty Boop, Khatia Buniatishvili attire autant qu’elle ne repousse. Elle suscite l’admiration du violoncelliste Gautier Capuçon, du chef d’orchestre Paavo Järvi ou encore du violoniste Gidon Kremer, mais agace d’éminents critiques qui crient à l’imposture. Le Monde décrit sa performance au festival Piano aux Jacobins en 2010 comme « un jeu d’hypermarché aux heures de pointe : on y trouve de tout, mais on n’a rien envie d’acheter » et le Guardian qualifie son récital du 2015 au Wigmore Halle de « numéro de cirque de bas étage ».
Née sur les bords de la mer Noire, à Batoumi en République socialiste soviétique de Géorgie le 21 juin 1987, Khatia Buniatishvili grandit à Tbilissi. Elle s’initie au piano à l’âge de trois ans avec sa mère Nathalia, programmatrice informatique, qui se consacre entièrement à ses deux filles. Gvantsa et Khatia Buniatishvili apprennent le piano et les langues. Khatia, la cadette, donne son premier concert avec l’Orchestre de chambre de Tbilisi à six ans avec une œuvre d’Isaak Berkovich et se produit sur la scène internationale à dix ans. Elle grandit dans une Géorgie plongée dans la guerre civile et marquée par la corruption et la criminalité endémiques. Petite, Khatia Buniatishvili lit beaucoup et cache la moitié de son livre derrière la partition pour pouvoir lire en jouant. Martha Argerich, son idole, avait utilisé la même ruse pour échapper à la surveillance maternelle.
Khatia Buniatishvili arrête l’école entre douze et quinze ans pour suivre les master class du pianiste et pédagogue français Michel Sogny dans le cadre d’un cursus proposé par la Fondation SOS Talents. La fondation, créée à Vaduz au Lichtenstein en 2000 et financé par des mécènes privés, parmi lesquels la famille Dassault, offre une formation de professionnalisation de jeunes musiciens précoces. La fondation organise pour chaque promotion des récitals et concerts en Suisse, France, Russie, Géorgie, Lituanie, Hongrie et les Pays-Bas afin de présenter ses lauréats au public. C’est ainsi que les premières élèves de la fondation, Khatia Buniatishvili et Yana Vassilieva, sont présentées lors du concert de gala organisé à l’Hôtel Marcel Dassault à Paris par Nicole et Serge Dassault en juin 2001. Le 28 septembre de la même année, elles se produisent au Théâtre des Champs-Elysées lors d’un concert présenté par Stéphane Bern sous la présidence de Bernadette Chirac. Dès 2002, elle est invitée à participer aux festivals prestigieux, dont celui de Montreux et de Gstaad, en tant que soliste ou comme concertante. En 2003, Khatia Buniatishvili remporte le prix spécial au Concours Horowitz à Kiev et le premier prix de la bourse Elizabeth Leonskaya.
De retour en Géorgie, elle étudie à l’École centrale de musique de Tbilissi et entre au conservatoire d’État de Tbilissi en 2004 pour poursuivre sa formation avec le pianiste géorgien Tengiz Amirejibi, réputé pour ses interprétations de Chopin, avant de s’envoler pour la capitale autrichienne en 2006. Elle y intègre l’Académie de musique et des arts du spectacle de Vienne et commence à travailler avec le pianiste Oleg Maisenberg. En 2008, Khatia Buniatishvili remporte le troisième prix au Concours Arthur Rubinstein et se produit pour la première fois au Carnegie Hall avec le Concerto pour piano n o 2 de Chopin. Elle est invitée au Festival de La Roque d’Anthéron pour la première fois en 2009, à Verbier en 2011 et depuis 2018, se produit à Paris aux concerts de la Tour Eiffel du 14 juillet.
Naturalisée française en 2017, parlant couramment cinq langues, Khatia Buniatishvili est une habituée des plateaux de télévision et très sollicitée par les médias en France et à l’étranger. Elle apparaît ainsi dans les émissions A la bonne heure de Stéphane Bern, Le Petit Journal de Yann Barthès, On n’est pas couché de Laurent Ruquier et bien d’autres. A l’instar de Yuja Wang, Khatia Buniatishvili, sans forcément en avoir l’intention, vient dépoussiérer le milieu encore très coincé de la musique classique en lui donnant une image plus libre et plus sensuelle. Mission réussie car son visage orné d’une abondante chevelure noire, et ses tenues choisies par sa mère qui est aussi sa styliste, sont aujourd’hui connues bien au-delà de la sphère des mélomanes avertis. Sa popularité atteint celle des stars du rock, un titre qui lui convient. « Ce que les jeunes apprécient dans mes concerts », explique l’artiste dans une interview à France 24, « comme dans des concerts de rock, c’est que je donne tout sur scène. Il n’y a pas de limites à la performance, comme s’il n’y avait pas de lendemain. »
Khatia Buniatishvili monte sur scène sur laquelle une centaine de chaises ont été ajoutées pour augmenter la capacité de la grande salle Pierre Boulez, pleine comme un œuf. Vêtue d’une robe noire qui laisse peu de place à l’imagination et arborant un collier brillant assorti à la bride de ses escarpins aux talons vertigineux, la pianiste vedette glisse vers le piano en envoyant quelques baisers au public, s’installe et pose ses mains, assurées pour des sommes fabuleuses, sur le clavier. Elle débute son récital par le Prélude et fugue BWV 543 de Johann Sebastian Bach, le premier des six préludes et fugues pour orgue de Bach que Franz Liszt a arrangé fidèlement pour piano entre 1842 et 1850. Un délicieux morceau d’une dizaine de minutes, au rythme dansant et pétri de ravissantes arabesques que la pianiste exécute avec un peu trop de désinvolture, mais avec quelques passages d une beauté époustouflante.
Observant la tenue suggestive et la gestuelle sensuelle de Khatia Buniatishvili, on doit avoir une pensée pour ces épouses qui, au lieu de profiter de la musique, vivent un vrai calvaire auprès de ces maris qui – coudes appuyés sur les genoux et sourires béats collés aux lèvres – se penchent depuis les balcons, pour profiter des vues plongeantes défiant toute concurrence. « Elle devrait s’acheter des barrettes pour tenir ses mèches en place ou lieu de jeter sa tête en arrière sans cesse ! » s’exclame une spectatrice avec l’expression satisfaite de l’épouse prévoyante qui a envoyé sa moitié avec sa bande de potes à un match de rugby à mille lieues de l’envoûtante Géorgienne.
Khatia Buniatishvili possède une virtuosité, mais surtout une affectation qui s’épanouit dans des « grandes émotions » bien signalées et bien contrastées. Elle a clairement une forte et lumineuse présence scénique, un sens du show et une disposition chaleureuse, mais elle semble manquer de temps et de recul pour créer des moments magiques qui perdurent. Son jeu excessif et haut en couleurs est comme le discours enflammé d’un homme politique charismatique devant un public friand de sensations fortes et de raccourcis faciles : une fois terminé, on ne se souvient plus de la moindre bribe du contenu, alors qu’en l’écoutant, on était prêts à envahir la Pologne.
Sans quitter le piano, elle se lève juste assez pour faire quelques courbettes et s’attaque à la Sonate pour piano no 17 en ré mineur op. 31 n 2 la célèbre et périlleuse « Tempête » de Beethoven. La composition de cette splendeur tragique et tourmentée se situe dans la période durant laquelle Beethoven prend conscience de l’irréversibilité de sa surdité et rédige le Testament de Heiligenstadt, la lettre à ses frères Karl et Johann, écrite le 6 octobre 1802, dans laquelle Beethoven exprime son désespoir. Jamais envoyée, cette lettre sera retrouvée après sa mort en mars 1827. La « Tempête » ouvre avec une introduction lente qui évolue rapidement vers un thème agité avant de réapparaitre au début du développement et avant la réexposition. Très contrastées et riches en couleur, les sonorités se trouvent souvent entièrement dans l’aigu ou dans le grave, avec un large vide entre les deux. Khatia Buniatishvili appuie encore le contraste, étirant les passages lents et accélérant les séquences vives. Comme une photo surexposée, cette interprétation surfaite aplatit le détail et c’est bien dommage.
Sans laisser aux spectateurs le temps d’applaudir, Khatia Buniatishvili enchaîne sur la Sonate no 23 en fa mineur op. 57, « Appassionata », décrite par le musicologue Romain Rolland comme « un torrent de feu dans un lit de granit. » Écrite entre 1804 et 1806 dans le style héroïque de Beethoven, l’Appassionata est l’une des plus belles, les plus impétueuses et les plus difficiles sonates pour piano de Beethoven. Sous les doigts fébriles et la poigne lourde de Khatia Buniatishvili, l’Appassionata déborde de partout et son interprétation ressemble davantage à un numéro lyrique de Metallica qu’à une sauvagerie froide qui, seule, puisse exprimer la fureur impuissante d’un immense compositeur qui perd l’ouïe. Les applaudissements éclatent dès les dernières mesures d’un finale chaotique, mais la star est pressée.
Elle poursuit immédiatement avec La Polonaise no 6 de Chopin, sans changer de registre, de compositeur ou de partition. Khatia Buniatishvili joue la Polonaise comme le reste, vite et fort. La Polonaise n o 6 est certes surnommée Polonaise héroïque et Chopin y exalte la bravoure guerrière, mais à force d’écouter l’interprétation de Khatia Buniatishvili, on a l’impression que les combats ont déjà commencé. Les yeux fermés, elle tape sur le clavier comme une forcenée, jette sa tête en arrière, bondit de son tabouret et attaque la Mazurka op. 17 n 4, alors que ses fans, désemparés, essaient, sans succès, d’applaudir et placer un ou deux «bravos» entre les deux.
Écrites en 1832-1833, les Mazurkas op. 17 constituent la première série de mazurkas que Chopin compose au lendemain de l’écrasement par les Russes de l’insurrection polonaise de 1830. Empreintes d’une tristesse insondable, elles témoignent d’un désespoir sans précèdent dans l’œuvre de Chopin. La n 4 est un véritable chef d’œuvre qui prend la forme d’un poème qui fait surgir la musique d’un silence endormi, cherchant un chemin, timidement et avec hésitation. Khatia Buniatishvili crée une belle ambiance rêveuse, délicate et profondément nostalgique et s’arrête sur le dernier accord interrogatif pendant une vingtaine de secondes, tenant le public en haleine.
Une fois de plus, elle enchaîne sur le morceau suivant sans laisser le temps aux spectateurs d’applaudir. La célèbre Rhapsodie hongroise no 2 de Franz Liszt, transcrite par Vladimir Horowitz en 1953 est une version « virtuosissime qui renchérit sur les tours de force pianistiques ». La Rhapsodie n o 2 donne au pianiste l’occasion de révéler ses compétences exceptionnelles de virtuose et permet une improvisation débridée « dans l’esprit de compétition entre virtuoses propre à la culture tsigane », comme l’explique la musicologue Isabelle Rouard dans la brochure qui accompagne le programme. La Seconde Rhapsodie Hongroise est bien connue car fréquemment utilisée dans les dessins animées outre-Atlantique. Mickey Mouse en est le premier interprète, mais Bugs Bunny et Tom et Jerry l’ont également joué avec panache. Dans la tradition cartoonesque, on peut désormais y ajouter la version de Khatia Buniatishvili. Rapide, drôle, cinématographique et divertissante. « Égale à elle-même », commente une consœur avec autorité et on la croit volontiers.
Khatia Buniatishvili jouera encore deux bis vite faits, La Javanaise de Serge Gainsbourg et le troisième mouvement de la Septième Sonate de Sergueï Prokofiev, avant d’envoyer encore quelques baisers, faire quelques courbettes et boucler le concert à 21h20. Les spectateurs auront finalement le droit d’applaudir, de crier leurs bravos et de bondir de leurs sièges pour une ovation debout, mais la star ne reviendra plus sur scène. Un moment plaisant dont on ne gardera pas une trace impérissable. « C’est triste de ne pas sortir habité d’un concert », regrettera une auditrice. On reste envahis par le personnage et c’est probablement l’effet recherché.
Visuels : © Ondine-Bertrand