Du 29 juillet au 14 août 2024, 16 concerts baroques résonnent dans 12 chapelles tout aussi baroques dans les hauteurs de la Tarentaise, d’Albertville à Courchevel, en passant par St-Martin de Belleville et Sainte-Foy. C’est la 33e édition d’un festival ouvert au public et qui repose sur l’énergie immense d’une dizaine de bénévoles. Jean-Luc Hyvoz, directeur artistique, ouvre pour Cult.news les coulisses d’un Festival de Tarentaise où l’on retrouvera entre autres : Clément Janequin, The Kraken Consort et les Paladins.
C’est la raison d’être du festival : faire redécouvrir ces petites chapelles magnifiques, datant des XVIIe et XVIIIe siècles. La géographie explique cela. Les Alpes formaient une sorte de bouclier au moment de la contre-réforme. C’était une manière d’affirmer la foi catholique menacée par Calvin à Genève et par Luther un peu plus au nord. Il y a eu une effervescence religieuse et sacrée, et des raisons économiques ont fait que les paroisses avaient de l’argent à investir à cette période.
Au XVIIe et au XVIIIe siècles, de nombreuses églises se sont dotées de retables baroques somptueux, dans un style italien, car les artistes étaient soit des Savoyards formés en Italie – la Savoie étant à l’époque rattachée à l’Italie – soit des Italiens qui offraient leurs œuvres. On a donc des retables qui évoquent les plus belles églises romaines, toutes proportions gardées. Mais étant de là-haut, j’ai tendance à les aimer plus que tout. Il y a de l’or, des angelots joufflus, du bois, de la pierre, ce qui fait qu’en plus, l’acoustique y est exceptionnelle.
Comme c’est un festival d’été, nous avons un public varié composé de locaux, de vacanciers, de résidents secondaires, et de gens qui viennent surtout à la montagne pour se reposer. Ils ne viennent pas spécifiquement pour un festival baroque, donc notre programmation se doit d’être très ouverte.
Nous proposons du baroque italien, français, anglais, espagnol, des XVIIe et XVIIIe siècles, vocal et instrumental. J’essaie d’équilibrer tout cela, sans m’enfermer dans une époque ou une esthétique.
Je suis originaire de cette région, où j’ai vécu mes premiers concerts de musique baroque. Mon premier souvenir est l’église de Doucy, une toute petite église en altitude, magnifique. Il y a un retable classé de Jacques Clairant, l’un des sculpteurs locaux, avec un baldaquin. Après avoir fait mes études musicales, je suis toujours resté attaché à cette région. J’ai pris la direction artistique de ce festival il y a seize ans, après y avoir travaillé comme régisseur… c’est une longue histoire, ce festival. Nous le portons avec une petite équipe de bénévoles. Pendant l’année, je suis professeur de musique en lycée. J’ai passé l’agrégation et j’enseigne à Lyon.
Cette idée de transmission est centrale. Je veux faire vivre cette musique avec les élèves et avec le public, montrer qu’elle est actuelle. Ce n’est pas une musique du passé que l’on fait revivre comme si l’on voulait faire un bond dans le temps, mais plutôt montrer qu’elle est d’aujourd’hui, pour des oreilles d’aujourd’hui. Il y a aussi des créations originales et des incursions dans d’autres genres musicaux au-delà du baroque, comme un bal où le public peut danser. Nous puisons volontiers dans d’autres inspirations. Cette année, nous aurons une création en miroir de Marin Marais, d’un compositeur cubain. Nous essayons également d’explorer les terres médiévales, ce qui nous conduit parfois à des lieux plus anciens : la basilique d’Aime du XXIe siècle.
Il est porté par une équipe de bénévoles passionnés, sans structure permanente. L’itinérance est également importante. Cela crée une ambiance familiale et spontanée, avec des moments de rencontre authentiques. Par exemple, après les concerts, des associations locales organisent des réceptions ouvertes à tout le public, permettant des échanges directs avec les artistes. Ce n’est pas juste un cocktail pour les happy few.
C’est très divers. Nous sommes sollicités par de nombreux ensembles talentueux, et nous n’avons que seize places. C’est déjà beaucoup. Pour m’aider, je trouve chaque année un fil conducteur. Cette année, il est très ouvert : « Les chemins de traverse ». Cela m’oblige à penser une cohérence. Je me dis que ce sera tel concert plutôt qu’un autre.
Pour cette 33e édition, l’idée est la rencontre, mettre le baroque à l’épreuve du temps, et d’autres esthétiques. Soit en mettant le baroque en relation avec ce que l’on en fait aujourd’hui, des compositeurs qui créent à partir d’une pièce ancienne, ou en associant le baroque à des esthétiques plus traditionnelles, entre musique écrite et musique orale. Ce sont aussi des artistes qui aiment proposer des spectacles ouverts, en s’associant à des gens d’une autre culture. Par exemple, nous avons Bruno Elstroffer, un guitariste baroque, qui participe à un collectif, le Kraken Consort. Il vient de la musique ancienne, mais les autres musiciens du collectif viennent du monde traditionnel, irlando-écossais, avec des instruments comme le sistre et la cornemuse. Je trouve que le mélange est pour le meilleur, car chacun restant lui-même, une rencontre se produit entre les deux mondes, qui permet de faire un bal et un concert.
Oui, c’est se perdre pour mieux se retrouver, croire prendre un raccourci, puis en fait, se perdre et faire des rencontres. C’est aussi l’idée du rêve. Je m’inspire de la citation de Kafka : « Existe-t-il en fait un chemin direct, quelque part ? Le seul chemin direct, c’est le rêve, et il ne mène que là où on se perd ».
C’est cette idée qu’en allant chercher la musique ancienne, la musique baroque, on croit avoir des certitudes – chaque artiste a ses certitudes d’artiste et il faut en avoir – mais on se perd en jouant cette musique du passé. On pense aller à une époque et peut-être qu’en fait, on se retrouve soi-même. Tout à l’heure, en écoutant une sarabande, j’en étais touché alors que je ne vis pas au XVIIe siècle. En faisant ce détour par le XVIIe, j’interrogeais ma sensibilité d’homme du XXIe siècle. Ces chemins de traverse, c’est un peu cet aller-retour, à l’image des colonnes torses, des colonnes baroques de nos chapelles. C’est une sorte de spirale temporelle où on écoute une musique du passé, mais on est bien aujourd’hui. Je le ressens très fortement le soir, lors d’un concert : je ne sais plus où et quand nous sommes. Il y a une sorte de moment magique, une rencontre entre un public, des artistes, et une œuvre venant d’un autre endroit.
Non, les contraintes de date nous empêchent de construire quelque chose de chronologique. Ce sont plutôt des clins d’œil d’une date à l’autre, comme entre un programme d’air de cour et un programme instrumental.
Parfois, les connexions entre les groupes se révèlent après coup. Au départ, on invite tel ou tel groupe sans forcément voir le lien entre eux. Puis, grâce à un troisième groupe, on réalise qu’il y a une cohérence qui se dessine. Ce n’est pas toujours planifié à l’avance, cela naît souvent d’une inspiration spontanée.
Il arrive aussi qu’un groupe inspirant ne soit pas disponible pour l’été suivant. Par exemple, je voulais inviter Prisma, que j’avais découvert avec leur programme Streets of London. Ils jouent merveilleusement la musique de Purcell, mais aussi celle qu’aurait pu entendre Purcell hors de l’opéra, dans les tavernes. Ils mêlent le Purcell raffiné que l’on connaît avec des musiques de danse et des hornpipes. Malheureusement, ce groupe a dû annuler pour des raisons personnelles, ce qui affecte la cohérence de notre programmation. Mais nous les aurons l’été prochain.
Je reçois des disques, mais rien ne vaut une écoute en direct. Je me rends à Paris quand je peux, et nous avons la chance, en Rhône-Alpes, d’avoir le festival d’Ambronay en septembre-octobre, juste après le nôtre. Dès la rentrée, je vais écouter des ensembles. Grâce au dispositif « Emerging+ », un tremplin pour les ensembles émergents, nous accueillons chaque année un artiste de ce programme au festival de Tarentaise. Cela permet de découvrir des talents prometteurs, et d’offrir une scène à ces nouveaux artistes tout en maintenant un équilibre avec des têtes d’affiche.
C’est vraiment superbe, je le dis en l’ayant vécu trois fois. L’idée vient des restaurateurs locaux, notamment René et Maxime, des chefs étoilés passionnés par l’art baroque et le patrimoine local. Leur cuisine est très ancrée dans le terroir, et ils ont voulu s’associer au festival pour créer quelque chose de spécial. Au début, je craignais que la musique ne soit qu’un simple accompagnement pour un dîner chic, mais ce n’est pas du tout le cas.
Pendant le repas, la musique se déroule, les gens se taisent, et un silence presque sacré s’installe. Les chefs sont présents dans la salle, orchestrant le début des plats comme des chefs d’orchestre. C’est très respectueux de la musique, et les chefs prennent soin de proposer leurs plats après avoir écouté la musique. C’est un moment qui va au-delà du simple dîner-concert.
Oui. Le nouveau président du bureau est un fan de vélo, et Lambert Colson, le directeur artistique d’Inalto, nous a proposé un programme inédit. Lambert est passionné de montagne et vient en Tarentaise depuis son enfance, où il a découvert la musique ancienne grâce au festival. Il a été inspiré par les textes de Guillaume Martin, un coureur du Tour de France classé parmi les meilleurs, qui a également fait des études de philosophie et écrit des essais sur le sens de l’effort, sur la relation entre être dans un peloton et être dans la société. Lambert a donc conçu un programme mêlant ces textes avec de la musique Renaissance, notamment des madrigaux de Marenzio et de Wert, sur des vers de Pétrarque concernant l’ascension du Mont Ventoux. C’est un programme pour viole de gambe et luth, avec trois ou quatre chanteurs. Cette belle musique sera intercalée avec les textes de Guillaume Martin, entre autres.
Ils vont se produire dans deux lieux magiques pour le baroque : Saint Martin de Belleville – la route des Ménuires et de Val Thorens -, il y a une magnifique église baroque, et les cyclistes y passent sans connaître ce lieu de patrimoine. Il y a également Peisey-Nancroix, qui accueille la plus belle église baroque de Tarentaise. Je vais donc proposer au public de venir à vélo au concert. Ceux qui arrivent à vélo – même s’ils arrivent juste derrière l’église en faisant semblant (rires) – nous leur offrirons une place de concert, ou un tarif réduit. Parce qu’en arrivant après une heure d’effort, ils seront dans de bonnes conditions pour écouter Pétrarque.
J’aime bien faire venir un ensemble qui me plaît deux ans de suite, par exemple, Into the Winds sont venus deux étés. Mais il y a aussi des nouveaux : par exemple, cette année, Bruno Helstroffer. Mais Chantal Santon est déjà venue. Et certains artistes associés reviennent par amitié, comme Ophélie Gaillard, qui est basée en Haute-Savoie et enseigne à Genève. Cette logique de territoire nous est donc favorable.