Ce samedi 9 septembre au Studio de la Philharmonie de Paris, les Musiciens de l’Orchestre de Paris dirigés par Samy Rachid et la soprano Axelle Fanyo narrent l’Histoire du soldat d’Igor Stravinski dans une version concert dépouillée. A l’instar de Didier Sandre, Axelle Fanyo y incarne seule les trois voix, mais malgré l’indiscutable énergie de la soprano, le rendu est plus que mitigé.
Lorsque la Première Guerre Mondiale éclate en 1914, Igor Stravinski quitte la Russie et se réfugie à Morges, dans le canton de Vaud où il se lie d’amitié avec le chef d’orchestre Ernest Ansermet, le peintre René Auberjonois et l’écrivain et poète Charles Ferdinand Ramuz. En 1917, la révolution bolchevique en Russie distend encore davantage ses liens avec son pays natal. Les biens et les revenus provenant des œuvres du compositeur y sont confisqués et pour faire face aux difficultés financières, Stravinski et Ramuz élaborent le projet d’un théâtre ambulant à effectif réduit, facile à réunir et à transporter.
Pour ce faire, Stravinski s’inspire des troupes de théâtre qui parcouraient la Russie durant son enfance, mais aussi des expérimentations de l’avant-garde russe, ainsi que des spectacles de rue du Moyen Âge. Les deux amis imagineront une représentation avec peu de personnages et un orchestre de sept musiciens et trois rôles parlés, le narrateur, le soldat et le diable. Stravinski et Ramuz choisiront, parmi les contes populaires russes d’Alexandre Afanassiev, une histoire connue aux accents faustiens, celle d’un soldat qui pactise avec le Diable. Ramuz s’en inspire pour écrire une suite de scènes destinées à être lues, jouées et dansées et Stravinsky conçoit sa musique qui pourrait être exécutée en version scénique ou en concert.
Ramuz situe l‘Histoire du soldat dans le canton de Vaud, en Suisse, un pays qui n’a pas connu de guerre sur son sol depuis la tentative sécessionniste des cantons catholiques à Sonderbund. L’écrivain suisse s’était déjà penché sur cette guerre civile qui a secoué la Suisse pendant trois semaines en Novembre 1847 dans un ouvrage de 1906 intitulé La Grande Guerre du Sonderbund. Joseph Dupraz, le soldat vaudois vaillant, pauvre et illettré rentre en permission à pied dans un village de vignerons au bord du Léman quand le diable lui apparaît sous les traits d’un vieil homme pour lui proposer d’échanger son violon contre un livre magique qui lui assurera la richesse. Ébloui par la promesse d’un avenir fastueux, le soldat se laisse convaincre et acquiert une fortune immense, sans pour autant trouver le bonheur.
Ce n’est qu’en perdant toutes ses possessions au cours d’une partie de cartes contre le diable, que le soldat récupère son violon, guérit la fille du roi et obtient sa main en échange. La princesse, voulant connaître le village natal de son époux exhorte Joseph de l’y emmener. Désobéissant au diable et cherchant toujours plus de bonheur, le soldat et la princesse quittent le royaume. A peine la frontière franchie, le diable emporte Joseph en enfer. L’œuvre se termine par le triomphe du démon. Une marche sarcastique du diable accompagne le dernier voyage du soldat.
Comme tous les contes, l‘Histoire du soldat aborde les questions essentielles. Est-ce que l’argent fait le bonheur ? Est-ce qu’il rend libre ? A travers les personnages symboliques, la fable du soldat qui a succombé au charme du diable cherche à avertir des dangers d’en vouloir trop. « Il ne faut pas vouloir ajouter à ce qu’on a ce qu’on avait. On ne peut pas être à la fois qui on est et qui on était. On n’a pas le droit de tout avoir. Non ! C’est défendu. » La fin malheureuse de l‘Histoire du soldat enseigne, une fois de plus, que la vraie richesse c’est de savoir se contenter de ce qu’on a.
Créé le 28 septembre 1918 avec Georges Pitoëff au théâtre municipal de Lausanne, sous la direction d’Amsermet, l’Histoire du soldat était programmée pour une tournée dans différents villages helvétiques. Le projet a dû être annulé à cause de la grippe espagnole, la pandémie qui a décimé 2,5 à 5% de l’humanité, dont Guillaume Apollinaire et Egon Schiele, en 1918.
Précurseur du théâtre musical au XXème siècle, l‘Histoire du soldat est une œuvre exigeante et originale. Elle se distingue à la fois par sa vitalité rythmique qui crée une ambiance de déséquilibre, de surprise et de désarticulation, et les correspondances entre musique et textes qui installent un sentiment de confusion et une sensation d’étau, entièrement fabriqué par lui-même, qui se resserre autour du héros. Combinant musique, texte parlé, danse et mime, mi-ballet de chambre, mi-théâtre ambulant, cette suite de courts tableaux s’inspire à la fois de diverses danses (paso doble, klezmer, tango, valse, ragtime) et du jazz. Stravinski écrit la partition pour sept instruments opposés par tessitures (aigu et grave) : violon et contrebasse (cordes), clarinette et basson (bois), cornet à pistons et trombone (cuivres), ainsi que des percussions.
Le choix de la narration est audacieux ; la soprano française Axelle Fanyo incarne les trois voix: narrateur, soldat et diable, passant d’un rôle à l’autre en changeant la voix. Une voix féminine peut paraître déconcertante pour incarner des personnages masculins, mais le problème n’est pas là. Axelle Fanyo a une belle présence sur scène. Sa lecture est bien rythmée et malgré l’amplification par un micro qui ne nous paraît pas nécessaire, son élocution reste très claire. En revanche, à force de tout faire, Fanyo nous livre trois caricatures. Son narrateur évoque l’image d’un entraîneur à la piscine municipale, son diable fait penser à un vieux gâteux enrhumé et le soldat paraît tellement niais qu’on se demande comment il a réussi à ne pas se tirer une balle dans le pied pendant la bataille de Gislikon.
Il aurait été clairement préférable de confier les trois rôles à trois personnes différentes et permettre à chacune de bien camper son personnage au lieu de compromettre ce bijou de Stravinsky en voulant en faire trop a la fois. « Un bonheur est tout le bonheur, » avertit le narrateur de l‘Histoire du Soldat, mais « deux, c’est comme s’ils n’existaient plus. » Et trois, c’est sans doute cette narration de Fanyo, à mi-chemin entre l’animation d’une fête d’anniversaire pour une tribu de garnements et une séance d’échauffement dans un camp de scouts.
Le chef d’orchestre, Samy Rachid – qui prendra ses fonctions comme chef adjoint du Boston Symphony Orchestra en octobre 2023 – et les sept instrumentalistes : Petteri Iivonen (violon), Stanislas Kuchinski (contrebasse), Julien Desgranges (clarinette), Yuka Sukeno (basson), Célestin Guérin (trompette), Cédric Vinatier (trombone) et Eric Sammut (percussions) exécutent la partition avec compétence, parsemée de quelques étincelles, mais cela ne suffit pas pour faire de cette Histoire du soldat une performance mémorable.
Visuel : ©Sandrine Kao