Festival Chostakovitch à Leipzig : les « Symphonies n° 6 et n° 15 » au programme dominical

Symphonie n° 6 : l’étonnante successeure de l’immensément populaire Symphonie n° 5

Chostakovitch écrit sa Sixième symphonie en octobre 1939, un mois après le début de la Seconde guerre mondiale, cinq mois après la naissance de son fils Maxime et deux ans après la première de la Cinquième symphonie qui a connu un succès instantané. Lors de sa création à Leningrad le 5 novembre 1939, l’Orchestre symphonique de Leningrad, dirigé par Ievgueni Mravinski, a dû jouer le final de la Sixième deux fois à l’insistance du public. Pourtant, l’œuvre a suscité peu d’enthousiasme à Moscou. D’autant plus que Chostakovitch annonçait une symphonie chorale dédiée à Lénine pendant l’année qui précédait la composition de la Sixième, alors que l’œuvre terminée n’est rien de tel.

Purement instrumentale, dénuée de toute mention directe ou indirecte de Lénine et sans un iota de la grandeur héroïque de la Cinquième, la Sixième combine le tragique avec une déroutante frivolité. Pour ne rien gâcher, l’ensemble est encadré par une structure atypique : le Largo de 20 minutes est suivi par deux mouvements rapides de 6-7 minutes chacun ; un scherzo (Allegro) et un Presto décrit par certains comme « un galop de music-hall débridé et débauché » et par d’autres comme « une représentation d’un match de football ». Mais le critique et ami de Chostakovitch, Isaac Glikman, présent à la première, est subjugué : « Si Mozart et Rossini avaient vécu au XXe siècle et avaient collaboré à l’écriture du finale d’une symphonie, cela aurait donné quelque chose comme ça… », écrit-il au compositeur.

Le Largo est lent, grave et pétri d’harmonies complexes et sombres de menaces, portées par le cor anglais, des clarinettes, des bassons, des altos et des violoncelles. L’ambiance mahlérienne se dissipe dans les harmonies décalées dès l’entrée agité des violons et des bois. Il en émerge une séquence passionnelle, incarnée par un magnifique et élégiaque solo du cor anglais, qui finit par s’évanouir dans une ambiance presque sereine. Le Boston Symphony Orchestra interprète ce premier mouvement ténébreux avec une belle ampleur, un peu trop lumineuse, mais saturée et riche en nuances. Le solo du cor anglais est déchirant de beauté.

Le scherzo qui suit est endiablé et virtuose, un tourbillon de solos des bois espiègles et frais, notamment le piccolo qui intervient avec l’urgence d’un nouveau-né qui réclame le sein. L’ambiance est joyeuse, mais l’aspérité des harmonies et le martèlement obstiné des percussions indique une présence troublante. Andris Nelsons fait ressortir ces contrastes et distorsions avec beaucoup d’habilité, aidé par des solistes remarquables qu’il sait mettre en valeur. Le mouvement s’achève après le dernier coup d’éclat sur des gammes tournoyantes des bois dans une sorte de désintégration contemplative. Le finale qui suit est un galop rapide et insolent. Quelques brefs solos funèbres du basson et du violon surgissent, mais ces irruptions de tristesse se font immédiatement chasser par l’exubérance conquérante, décomplexée et irrésistible qui s’impose à la fin.

Symphonie n° 15 ou « l’impossibilité de créer sa dernière œuvre » (Ann-Katrin Zimmermann)

La dernière symphonie de Chostakovitch est animée par le rapport au temps, au cinéma et au caractère transitoire et fragile de la vie. L’œuvre a profondément marqué le réalisateur David Lynch qui a écrit le scénario de son chef-d’œuvre Blue Velvet en écoutant la Quinzième en boucle. Pendant le tournage, les enceintes, installées sur le plateau, diffuseront la Quinzième pour transmettre l’ambiance que Lynch voulait dans son film. Dans Lynch on Lynch, le réalisateur confie à son interviewer qu’il a demandé à Angelo Badalamenti de composer la bande originale qui sonnerait « comme Chostakovitch ».

Atteint de polio depuis 1968, Chostakovitch est traité à la clinique Gavril Ilizarov à Kurgan. Il subira son deuxième infarctus le 17 septembre 1971, juste après avoir terminé l’écriture de la Symphonie n° 15 fin juillet. La création mondiale de sa dernière symphonie a dû être reportée au 8 janvier 1972 pour permettre au compositeur d’y assister et de voir son fils, Maxime Chostakovitch, diriger l’Orchestre symphonique de la radio et de la télévision dans la Grande Salle du Conservatoire de Moscou. La Quinzième a été très bien accueillie en Union Soviétique. En revanche, la création américaine le 28 septembre 1972 par le Philadelphia Orchestra sous la baguette d’Eugene Ormandy a connu un succès plus mitigé.

La seule symphonie jamais écrite qui débute avec un solo de glockenspiel est sans doute la plus profonde et visionnaire de toutes les symphonies de l’après-guerre. Cette « méditation sur la mort » inclut un florilège de citations : Rossini (l’ouverture de Guillaume Tell), Glinka, Mahler, Wagner (Crépuscule des Dieux et Tristan et Isolde), Rachmaninov (Danses symphoniques) et lui-même (les Symphonies n° 4 et n° 7 « Léningrad »). Les esquisses de la Quinzième incluent aussi « Yelabuga Nail », le poème inachevé de Ievgueni Ievtouchenko sur le suicide de Marina Tsvetaieva. Complétée par Alexander Raskatov en 2024 à la demande du Festival Chostakovitch de Gohrisch, la pièce paraît pour la première fois sur le disque Shostakovitch discoveries, paru chez Deutsche Grammophon en mai 2025.

Bien qu’écrite pour un grand orchestre, à l’exception du pupitre bien garni des percussions aux colorations étonnantes, la Quinzième symphonie est orchestrée avec parcimonie. Le compositeur y pose des questions existentielles, sans pour autant y apporter des réponses, si ce n’est pour entraîner l’auditeur vers un labyrinthe sans issue. Voulant écrire une symphonie « joyeuse », alors qu’il est déjà très malade, Chostakovitch compose une œuvre aussi ironique que sombre, épurée au point d’être désolante, sans jamais perdre de son humour grinçant et de sa terrifiante lucidité.

Avec ses sursauts aigus et amers, le premier mouvement et sa citation de Guillaume Tell est d’une tristesse malicieuse et clownesque qui jaillit d’une intériorité sombre et sublime. Selon sa biographe, Chostakovitch aurait instruit son fils Maxime de ne pas prévenir l’orchestre de la citation, « pour voir leurs têtes » pendant les répétitions. Le deuxième mouvement, l’Adagio, s’ouvre avec des chorals de cuivres d’une élégance austère qui alternent avec des ravissants solos de violoncelle. Deux flutes chantent doucement un rythme funèbre, avant que les trombones et le tuba funestes et sardoniques ne prennent le dessus.

Comme souvent, le compositeur torpille ici ces révélations douloureuses avec l’autodérision acerbe qui suit dans la foulée. Plusieurs apogées saturées de chagrin s’écrasent lourdement, sans pour autant offrir de résolution cathartique. Le thème funèbre revient avec le staccato des cuivres graves et dégénère presqu’aussitôt dans un scherzo ironique et un solo de violon qui évoque la mort du violoniste dans la Danse Macabre de Saint-Saëns.  À la fin, les percussions claquantes (wood-block) rappellent la Quatrième symphonie.

Les citations de l’Adagio du finale – le motif du « Destin » du cycle du Ring de Wagner, suivi par le rythme de la marche funèbre de Siegfried, le motif d’ouverture nostalgique de Tristan et Iseult, la chanson « Ne me tente pas en vain » de Mikhail Glinka – évoquent toutes la mort, à la fois comme source de terreur et porteuse du repos éternel. Le finale s’achève sur une passacaglia qui rappelle « l’Invasion » de la Symphonie « Leningrad » qui culmine dans un accord dissonant et féroce joué par l’orchestre au complet et apporte une intense décharge émotionnelle. Nous préférerions une lecture plus angulaire, mais dans l’ensemble, l’interprétation d’Andris Nelsons et le Boston Symphony est contrastée, riche en couleur et impressionnante, notamment dans les fortissimos où les cuivres éclatent avec une précision tranchante.

Petit à petit, un calme sépulcral s’installe, avec les derniers échos du destin et les motifs de Tristan-Glinka qui s’effacent. Le célesta résonne exquisément, encadré par des sonorités éthérées de toute une panoplie de percussions douces et étranges (castagnettes, woodblock, triangle, glockenspiel, xylophone, etc.) et soutenu par un long son de cordes. La symphonie s’achève sur une harmonie translucide de plus de deux minutes qui évoque une éternité cosmique à la place d’un accord final.

Avec un geste théâtral, la baguette suspendue dans les airs, Andris Nelsons reste immobile pendant une vingtaine de secondes avant de baisser son bras et finalement permettre aux spectateurs d’exprimer leur appréciation. Pendant de longues minutes, le public subjugué applaudit debout pour exprimer son appréciation, mais aussi pour exprimer son soulagement d’avoir éprouvé tant d’émotion.