Avec son nouvel album, Marina Rebeka, démontre son aisance dans la maîtrise du répertoire post-romantique et vériste. Elle nous offre un beau choix d’arias qui exigent tout à la fois agilité et puissance de la voix. Et elle démontre une nouvelle fois son talent pour l’interprétation, tantôt fragile, tantôt velléitaire, toujours passionnée, de ces amoureuses qu’elle met en scène pour un bref instant de leurs vies.
Après s’être abondamment et brillamment illustrée dans Rossini, Verdi, Donizetti, Bellini, la soprano Lettonne Marina Rebeka prouve, avec cet album, qu’elle peut affronter des rôles plus dramatiques qui exigent moins de vocalises ou d’ornementations, mais davantage de puissance, sans perdre pour autant la souplesse de sa voix, sa ductilité, mais en gagnant en richesses d’harmoniques et en démontrant son sens des nuances.
Si l’air d’entrée « Un bel di vedremo », ne brille pas par l’originalité, il a le mérite de nous montrer dès le début, le sort que Marina Rebeka entend faire aux « tubes » du répertoire puccinien : celui d’une soprano dont les moyens tendent déjà vers le répertoire dramatique, tout en sachant garder la fraicheur qui sied à la toute jeune Madame Butterfly, déjà désespérée mais encore naïve et pleine d’espoir, dans ce superbe plaidoyer dont elle sait colorer intelligemment chaque note, exprimer chaque inflexion et retenir notre attention immédiatement : « Mi metto là sul ciglio del colle /E aspetto /E aspetto gran tempo /E non mi pesa /La lunga attesa » (Je me tiens là, au bord de la colline /Et j’attends/ Et j’attends longtemps/Et ça ne me dérange pas/La longue attente).
En choisissant le plus rare « L’altra notte in fondo al mare », extrait du Mefistofele de Boito, la soprano campe une Margherita très désorientée et très crédible. Le désespoir imprègne profondément les paroles déchirantes de celle qui est jetée au cachot et accusée d’avoir noyé son enfant et empoisonné sa mère. On aime tout particulièrement son « Come il passero del bosco /Vola, vola, vola via » (Comme un moineau des bois, envole-toi) même si l’on regrette un enregistrement un peu réverbéré qui donne de temps en temps à Marina Rebeka une voix caverneuse.
Avec son « Io son l’umile ancella », l’une des arias les plus célèbres du non moins célèbre Adriana Lecouvreur, l’on retombe un peu dans la difficulté d’apprécier une interprétation d’air presque galvaudé auquel Marina Rebeka apporte le grain métallique très spécial de sa voix et une incarnation chaude et vibrante sans pour autant parvenir à rendre son interprétation incontournable.
On apprécie d’autant plus le retour à une œuvre un peu plus rare dans nos contrées, La Dame de Pique de Tchaïkovski, d’autant plus que cet « Otkuda eti slyozy » (D’où viennent ces larmes ?) est très élégamment chanté, comme il se doit venant de la délicate et distinguée Lisa dans une langue russe très correctement prononcée. Le timbre charnue de la soprano donne une dimension de profondeur au rôle qui lui sied parfaitement.
On regrette d’autant plus que l’air suivant, celui de La Rondine, « Chi il bel sogno di Doretta », voit d’autres aigus un peu pincés par la soprano manifestement moins à l’aise dans ce registre tout à la fois plus aérien et surtout situé globalement dans les hauteurs de la tessiture.
L’incontournable « Vissi d’arte » la voit beaucoup plus à l’aise et très nuancée, dès la première phrase musicale, donnant une vibrante démonstration de l’émotion de Tosca juste avant qu’elle ne commette le crime en assassinant Scarpia. Cet aria est souvent considéré comme « rajouté » pour donner du panache à la partie de la soprano, et s’il n’est pas toujours bien amené au cours de la scène, en solo, il brille de mille feux.
Avec « La mamma morta », Marina Rebeka confirme tout à la fois son talent pour le drame et les récits d’horreurs, et le fait qu’elle fait le choix de passer en revue tous les airs les plus connus, avec ce récit de la mort de sa mère par Magdalena dans Andrea Chenier.
Et l’aria de Nedda, extraite de Pagliacci, « Qual fiamma… Stridono lassù », confirme un talent certain pour le répertoire vériste, lié à une véritable évolution de sa voix et de son style qui fait mouche : élégance et profondeur du personnage sont parfaitement traduits, la voix est particulièrement stable et le timbre magnifique, les élans dramatiques maitrisés sans le moindre excès, piège classique qu’elle évite avec un professionnalisme admirable et quel aigu final longuement tenu… on retient son souffle !
Si les deux airs de La Bohème n’appellent pas de remarques particulières, bien chantés, émouvants, correspondant à un rôle que Marina Rebeka a déjà interprété et qui est l’un des plus courants du répertoire de toute soprano, son « Měsíčku na nebi hlubokém » (l’hymne à la lune) de Rusalka est une pure merveille, sans doute le plus beau titre de l’album avec l’air de Lisa de La Dame de Pique. De toutes évidences, Marina Rebeka a une sensibilité particulière, d’une grande intelligence musicale, à l’égard du répertoire slave et l’on savoure ces nuances, ce rythme parfait, qui épouse chaque phrase pour la sculpter dans une articulation idéale de la langue tchèque. L’œuvre de Dvorak est magnifique et Marina Rebeka est de celle qui peut lui rendre un vibrant hommage à la hauteur de ce chef d’œuvre.
Les deux derniers airs, célèbres extraits de Gianni Schicchi, « O mio babbino caro » et de la Wally, « Ebben! Ne andrò lontana », sans voir la soprano démériter, n’apportent rien d’exceptionnel à l’album. Ils sont agréablement interprétés surtout l’extrait de La Wally, mais souffrent d’un peu d’affectation dans le style qui rend l’incarnation moins émouvante.
Le Wroclaw Opera Orchestra sous la direction de Marco Boemi, accompagne avec un soin extrême l’ensemble de la performance.
Marina Rebeka nous offre un album centré sur un répertoire qu’elle a globalement encore peu abordé du point de vue des rôles complets et qui offre finalement pas mal de variétés : Puccini, Boito, Cilea, Giordano, Leoncavallo, Catalani, mais aussi Tchaïkovski et Dvorak, forment ensemble une carte de visite fort intéressante qui annonce certainement de futurs rôles intéressants pour l’une des sopranos les plus en vue de sa génération.
« Essence », Marina Rebeka, Wroclaw Opera Orchestra, direction : Marco Boemi
CD Prima Classic 2023
Visuel : couverture de l’album © Tatyana Vlasova
Sortie : Novembre 2023