Du geste intime d’Ellen Reid à la ferveur symphonique de César Franck, en passant par l’élégance parfois déroutante de Daniel Lozakovich, ce concert de l’Orchestre de Paris, dirigé par Klaus Mäkelä, proposait un parcours musical riche en contrastes. Une soirée où la création contemporaine, le romantisme et la tradition orchestrale dialoguaient avec une rare intensité.
Canadienne d’origine, Ellen Reid est devenue incontournable dans les milieux artistiques de Los Angeles et de New York depuis l’obtention, en 2019, du prix Pulitzer pour son opéra Prism, qui relate le combat psychologique d’une survivante d’agression sexuelle. Cette reconnaissance l’a conduite en 2024 à Amsterdam, où elle a été invitée en résidence pour une année au Concertgebouw et auprès du Royal Concertgebouw Orchestra, alors dirigé par Klaus Mäkelä. Enceinte, la compositrice choisit de transcrire musicalement cette expérience à la fois universelle et profondément singulière dans Body Cosmic présenté pour la première fois en France ce soir.
Au signal de Mäkelä, les premières notes confiées à la talentueuse harpiste Anaïs Gaudemard installent une atmosphère de sérénité faisant sentir l’influence de la Thaïlande, où Ellen Reid a séjourné durant deux années. À ce moment de zénitude succède progressivement l’entrée des cordes, dont la rythmique, semblable à un battement de cœur, contraste avec celle, plus rapide et bitonale, du xylophone, suggérant en filigrane le cœur d’un être en devenir. Klaus Mäkelä connaît parfaitement l’œuvre pour l’avoir dirigée lors de sa création mondiale à Amsterdam. Pendant les quinze minutes de la partition, il nous guide avec une maîtrise souveraine à travers toute une palette d’émotions : inquiétudes, tensions, mais aussi le sentiment de puissance que procure ce moment si particulier de l’existence. L’orchestre fait corps avec le chef, tout comme la salle. Mention spéciale à l’impressionnant premier violon Afanasy Chupin, remarqué durant court mais émouvant solo au début du second mouvement.
Sous les applaudissements d’un public qui a réservé un accueil chaleureux à l’œuvre, Klaus Mäkelä se rend en coulisses pour faire venir Ellen Reid, présente pour cette première parisienne. Elle profite avec l’orchestre de l’ovation du public.
Janine Jansen devait être la soliste de la soirée pour interpréter l’unique mais incontournable Concerto pour violon de Brahms. Mais un virus en a décidé autrement. Souffrante, la Philharmonie a dû lui trouver en urgence un remplaçant. C’est le jeune violoniste Daniel Lozakovich qui a relevé le défi. Si vous ne le connaissez pas encore, retenez son nom, il pourrait bien compter parmi les grands de sa génération. Pour vous en convaincre, écoutez son interprétation du concerto de Tchaikovsky alors qu’il n’avait que 18 ans.
Ce 10 décembre, Daniel Lozakovich avait choisi de nous interpréter le Concerto n°1 en sol mineur de Max Bruch. Œuvre de jeunesse, ce concerto assura une renommée mondiale à son compositeur. Ce coup de maître fut pourtant à l’origine d’une profonde frustration pour Bruch, tant il éclipsa le reste de son catalogue, à l’exception notable de son sublime Kol Nidrei pour violoncelle et de sa Symphonie écossaise. Comment ne pas être bouleversé par ce concerto qui, avec celui de Mendelssohn en mi mineur, figure parmi les pages les plus romantiques jamais écrites pour violon ? Remaniée avec les conseils du virtuose Joseph Joachim, la version définitive regorge d’élans de virtuosité et de lyrisme, taillés sur mesure pour le jeu de Daniel Lozakovich.
Étonnamment, c’est une lecture inhabituelle, tout en retenue, que le violoniste a choisi de nous proposer. Si cette approche se révèle par moments intéressante, mettant en valeur la finesse de son jeu, sublimée par son Stradivarius « ex-Sancy », cette retenue s’avère souvent frustrante, malgré sa complicité évidente avec Klaus Mäkelä et l’Orchestre de Paris.
En bis, Daniel Lozakovich offre la Sarabande de la Partita n°2 de Jean-Sébastien Bach, dans un jeu minimaliste, loin de son excellent enregistrement de 2018. Cela n’empêche pas le public de l’ovationner à quatre reprises.
La Symphonie en ré mineur de César Franck connaît un rapide succès en Europe et aux États-Unis dans les années qui suivent sa création parisienne en février 1889. Franck n’en saura pourtant rien : il meurt l’année suivante, renversé par un fiacre. Plus tragique encore, cet homme décrit comme d’un naturel doux se retrouve, du fait de cette symphonie, au centre d’une violente polémique au sein de la Société nationale de musique, fondée en 1871 par Camille Saint-Saëns. Trois ans auparavant, la volonté de certains membres d’ouvrir la société à la musique étrangère, essentiellement allemande, avait entraîné une scission, la démission de Saint-Saëns, alors président, et son remplacement par César Franck. Lorsque ce dernier présente sa symphonie, la fracture est à son paroxysme : l’œuvre est jugée par ses opposants « trop allemande », dans un contexte où la douleur de la défaite de Sedan demeure vive. La charge est telle que Charles Lamoureux, chef de l’Orchestre du Conservatoire de Paris, refuse d’en assurer la direction.
Pourtant, cette unique symphonie de Franck, bien qu’influencée par la musique allemande, notamment Wagner, réalise une synthèse particulièrement réussie entre le romantisme germanique et une forme de classicisme à la française. Aujourd’hui, la défaite de Sedan appartient à l’histoire, et la Symphonie en ré mineur de Franck figure depuis plus de cinquante ans au répertoire de l’Orchestre de Paris. Klaus Mäkelä et l’Orchestre de Paris en ont donné une interprétation remarquable, à la fois dynamique et maîtrisée. Ici encore, la fougue d’Afanasy Chupin, en parfaite symbiose avec un Mäkelä magistral, emporte l’adhésion. Le public ne se trompe pas en accordant à l’orchestre une ovation bien méritée.
Ce programme éclectique, porté avec autorité et sensibilité par Klaus Mäkelä, illustre une vision du concert où la création contemporaine trouve naturellement sa place aux côtés des grandes œuvres du répertoire. Si certaines options interprétatives ont pu susciter le débat, notamment dans le concerto de Bruch, la cohérence d’ensemble et l’engagement des musiciens ont conféré à la soirée une réelle force expressive. Entre l’intime et le collectif, l’héritage et l’avenir, l’Orchestre de Paris affirme ainsi, une fois encore, sa capacité à faire dialoguer les esthétiques et les époques.
Visuels: ©Guy Zeitoun
Pour mieux connaitre Daniel Lozakovich: Concerto pour Violon en D Major, Op. 35, TH 59
Compositeur: Pyotr Illitch Tchaïkovski, Daniel Lozakovich, Stanislav Soloviev, National Philharmonic Orchestra of Russia, Vladimir Spivakov © 2019 Deutsche Grammophon GmbH, Berlin