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Daniele Gatti et les Wiener Philharmoniker au Théâtre des Champs-Elysées décevants dans Stravinsky et Chostakovitch

par Hannah Starman
07.10.2024

Les Wiener Philharmoniker sous la direction de Daniele Gatti proposaient, ce 5 octobre, un programme russe prometteur : Apollon musagète de Stravinsky et la Dixième symphonie de Chostakovitch. Ils en ont délivré une lecture lisse, sans conviction et sans vraiment y mettre du cœur. Jusqu’à l’extrait de la Danse hongroise en bis, la sirupeuse goutte qui a fait déborder le vase de la frustration.

L’Apollon inégal des Wiener

 

La salle du Théâtre des Champs-Élysées affiche complet pour cet évènement attendu. La phalange viennoise revient à Paris sous la baguette d’un célèbre chef, dans un programme original, hors de la zone de confort des Wiener et, en ce qui concerne l’Apollon, rarement joué. Pour ne rien gâcher, les spectateurs pourront également apprécier la nouvelle conque acoustique qui améliore considérablement la qualité du son.

 

En 1928, Stravinsky compose le ballet Apollon musagète (« conducteur des muses ») à la demande de la Library of Congress et de la mécène américaine Elisabeth Sprague Coolidge. Dans Chroniques de ma vie, le compositeur explique son choix d’imaginer un ballet sur quelques épisodes de la mythologie grecque. Loin des orchestrations foisonnantes et des percussions abondantes du Sacre du printemps, de l’Oiseau de feu ou encore des Noces, Stravinsky opte pour « un ballet blanc …  une merveille de fraîcheur produite par l’absence de tout agrément polychrome et de toute surcharge. »

 

Découpé en deux tableaux, le ballet d’une durée d’exécution d’environ 30 minutes relate la Naissance d’Apollon, suivi d’une deuxième partie qui se décline en neuf formes : Variation d’Apollon, Pas d’action, suivis de quatre brèves Variations : de la muse de la poésie et le rythme, Calliope, de la muse du geste, Polymie, et celle de Terpsichore, la muse qui réunit les trois vertus. Pas de deux, puis Coda et le final Apothéose que Diaghilev décrira comme « une musique qui n’est pas d’ici, mais de là-haut. »

 

L’Apollon est une œuvre néoclassique, écrite pour un effectif instrumental réduit d’un orchestre uniquement de cordes : 16 violons, 6 altos, 8 violoncelles et 4 contrebasses. On se réjouissait d’une interprétation ciselée de ce bijou épuré, sculpté par un orchestre réputé pour ses ravissantes cordes. Gatti a opté pour une lecture précise, menée d’un geste minimaliste et élégant, qui aurait pu faire ressortir la fraîcheur légère de cette musique pure et essentielle. D’autant plus que, dans l’ensemble, la direction est limpide, l’orchestre équilibré et les solistes exceptionnels. Le premier violon Albena Danailova séduit tout particulièrement dans la Naissance et dans la Variation d’Apollon.

 

Mais, en absence de vents et de percussions, le rythme lent des Wiener gomme le relief de cette œuvre raffinée et tout en nuance. Malgré l’indéniable qualité et l’exemplaire cohésion de la phalange viennoise, leur Apollon reste peu tonique, dépourvu de grâce et en rien dansant. Tel le chef pâtissier du Hofburg, catapulté à travers le temps dans les cuisines de Loubianka, les Viennois semblent décontenancés et plombés face à cette partition dépouillée. Ils ne se réveillent que dans la Variation de Polymie, plus proche des couleurs viennoises, qu’ils saturent ici comme s’il s’agissait de concocter une Kremschnitte avec les moyens du bord. Il en résulte une interprétation à la fois trop aride et trop chargée, la double-crème fouettée sur du pain azyme.

 

Une Dixième symphonie de Chostakovitch léchée qui fait fi de l’histoire

 

Après l’entracte, Gatti et les Wiener s’attaquent à l’une des symphonies les plus emblématiques de Dimitri Chostakovitch. Sombre, âpre et farouche, la Symphonie n° 10 est à la fois un témoignage éminemment historique et profondément intime.

 

Staline est mort le 5 mars 1953, après avoir terrorisé son peuple pendant 31 ans. Pour Chostakovitch, l’une des cibles privilégiées du dictateur et de ses sbires, la disparition du « petit père du peuple » a été un évènement majeur. Il n’avait pas écrit de symphonie depuis la dénonciation officielle de sa Symphonie n° 9 et de sa mise au ban par Jdanov en 1948. Sa musique n’était plus jouée et il a perdu son poste d’enseignant à Moscou. Pour survivre, il était contraint d’écrire des chants héroïques pour les chœurs et des partitions pour des films patriotiques. A cette même période, Chostakovitch était éperdument amoureux d’Elmira Nazirova, l’une de ses anciennes élèves qu’il avait rencontrée en 1947 au Conservatoire de Moscou.

 

Âgée de 25 ans à la création de la Dixième à Leningrad en décembre 1953, Nazirova était une pianiste et compositrice azérie. Chostakovitch a visité Bakou deux fois en 1952 et la relation a évolué vers une intimité intellectuelle, des longues promenades et des échanges autour de Beethoven et Mahler. En août 1990, la veille de son départ pour Israël où elle décédera en 2014, Nazirova révèle au public les lettres que Chostakovitch lui avait adressées. Au fil de son écriture nerveuse, le compositeur lui exprime un amour intense, pur et désespéré. Dans la lettre du 21 août 1953, Chostakovitch explique à son ancienne élève qu’il avait incorporé le nom d’Elmira (E-La-Mi-Ré-A) à côté de sa signature (D-Es-C-H) dans le thème du troisième mouvement, la musique qu’il avait entendue dans son rêve.

 

Comme toute l’œuvre de Chostakovitch, sa Dixième symphonie est porteuse de multiples messages et intimations. Sa première symphonie après huit ans de silence est, certes, une cinglante condamnation du stalinisme et un « portrait musical du dictateur », comme Chostakovitch l’aurait décrit à Volkov dans Témoignage, mais la n° 10 est aussi une expression des sentiments les plus intimes du compositeur. Au-delà de la signification des deux signatures dans le troisième mouvement, le motif E-La-Mi-Ré-A est également proche des cris des singes hurleurs dans le Chant de la Terre de Mahler. Aida Huseynova, amie et confidente de Nazirova, y identifie le commentaire ironique du compositeur qui « révèle l’essence de la relation entre Chostakovich et Nazirova. »

 

L’interprétation des Wiener sous la baguette de Gatti balaye toute cette histoire d’un revers de la main, pour ne se concentrer que sur la partition. Cette lecture au premier degré est laborieuse et sans grand intérêt. Certes, les cordes sont soyeuses, les solos de la clarinette et du basson dans le premier mouvement sont impeccables et l’acoustique de la nouvelle conque est excellemment adaptée à ce grand orchestre. Mais en l’absence d’un récit cohérent et captivant, le long premier mouvement, dépourvu ainsi de toute tension narrative, devient juste une (trop lente) succession de tableaux. Au lieu de se retrouver dans le chariot d’une grisante montagne russe qui monte lentement, anticipant avec frémissement la terreur qui l’attend de l’autre côté, le spectateur est entraîné dans une exposition d’aquarelles, réalisées par la talentueuse épouse du maire du village.

 

Le deuxième mouvement est un galop féroce avec des rythmes répétés sans relâche, des attaques sauvages et un tempo effréné qui suggère une destruction incessante et cauchemardesque. Une fois de plus, les Wiener interprètent cet Allegro dévastateur avec une indéniable prouesse technique, mais sans émotion. Le motif d’une version distordue de Dies Irae, porté par les vents dans l’agitation, ainsi que de nombreuses autres nuances de ce terrifiant « portrait de Staline », sont complètement perdus dans ce récit fignolé et lumineux comme le Musikverein le jour de l’an.

 

Les violons ouvrent le troisième mouvement comme une gavotte élégante, mais rapidement, Chostakovitch subvertit le mètre pour imposer un rythme mal emmanché qui dégringole dans une ambiance de fête de village. Le cor intervient avec une fanfare soutenue de cinq notes, la première apparition d’Elmira, à laquelle les cordes répondent avec mélancolie. La petite harmonie décalée ajoute à l’anxiété grandissante, le thème de quatre notes – la signature de D-Es-C-H – émerge et les cordes la répètent avec insistance. La séquence de cinq (Elmira) et quatre (Chostakovitch) notes alterne juste avant la fin déroutante du mouvement. Tandis que le cor rappelle les initiales d’Elmira, le piccolo répond D-Es-C-H trois fois. Le compositeur se réserve le dernier mot dans ce dialogue fragile et inachevé.

 

Le finale démentiel, pétri d’ironie, de désespoir, de furie, de triomphe et de défiance, scandant la signature de Chostakovitch, est une fabuleuse démonstration de virtuosité des Wiener qui imposent, coûte que coûte, une lecture lumineuse, lisse et élégante d’une œuvre qui ne l’est pas. Pour parachever la « touche viennoise » de leur prestation, Gatti et les Wiener nous serviront encore un extrait de la Danse hongroise n° 5 de Brahms en bis. Avec l’effet du dernier berlingot à la menthe de M. Creosote dans Le Sens de la vie.

Visuel : © Marco Borggreve