Pour marquer le 150e anniversaire de la naissance de Serguei Rachmaninov, le Festival international de piano de La Roque d’Anthéron a programmé l’intégrale de ses concertos pour piano. Alexandre Kantorow a interprété le premier, le Concerto pour piano et orchestre n°1 en fa dièse mineur op. 1, accompagné de Sinfonia Varsovia sous la direction d’Aziz Shokhakimov. Dans la deuxième partie, l’orchestre a massacré Shéhérezade op. 35 de Nikolaï Rimski-Korsakov.
Alexandre Kantorow est un enfant précoce. Issu d’une famille de musiciens – son père est le violoniste et chef d’orchestre Jean-Jacques Kantorow, et sa mère Kathryn Dean est violoniste – le petit Alexandre, qui a 4 ans à l’époque, apprend à chanter toutes les sonates de Beethoven, à force d’entendre son père répéter. Afin de préserver l’enfance de son fils unique, sa mère le pousse au sport et à la lecture. Il commence le piano à 5 ans et étudie avec Pierre-Alain Volondat dès 11 ans. A 13 ans, il entre dans la classe d’Igor Lazko, à la Schola Cantorum, et dans celle de Frank Braley et Haruko Ueda au Conservatoire national supérieur de Paris. En 2015, à seulement 17 ans, Kantorow joue La Fantaisie pour piano, chœur et orchestre de Beethoven à la Philharmonie de Paris devant 2500 personnes.
Dès qu’il décroche son diplôme du Conservatoire, Alexandre Kantorow commence à travailler avec la pianiste russe “faiseuse de prodiges” Rena Shereshevskaya, une collaboration qui se poursuit depuis. C’est Shereshevskaya qui prépare le jeune Kantorow au Concours Tchaïkovski en lui imposant une discipline de fer : quatre à cinq heures de piano par jour, alimentation et activité physique d’athlète et une attention obsessionnelle au détail. “J’ai cherché le bon geste, la bonne sonorité, jusqu’à en devenir fou”, raconte Kantorow au magazine Paris Match après sa victoire à Moscou. On connaît la suite : révélation musicale de l’année en 2019, un Diapason d’or (2019, 2022) pour chacun de ces quatre derniers CD enregistrés sous la direction de son père, et Victoires de la musique en 2020.
Doux, pâle et mince, avec ses cheveux ébouriffés, Alexandre Kantorow s’installe au piano et le radieux et énergique Aziz Shokhakimov monte sur l’estrade du chef d’orchestre. Si Alexandre Kantorow est l’incontestable vedette de la soirée, Shokhakimov ne compte pas pour autant se faire éclipser, pas même par la dernière « réincarnation de Liszt » (Fanfare).
Car le chef d’orchestre ouzbek est, lui aussi, un enfant prodige. Né en 1988 à Tachkent d’un père clarinettiste de jazz et d’une mère chanteuse, Shokhakimov entre au Conservatoire de musique d’Uspenski pour enfants doués à l’âge de 6 ans. Il y étudie le violon, l’alto et la direction d’orchestre. Bercé par la musique folk et fort d’une solide éducation musicale, le jeune Shokhakimov se lance dans le chant à 11 ans, mais doit s’interrompre quand sa voix commence à muer. Il s’oriente alors vers la direction et devient, à 13 ans, chef assistant de l’Orchestre symphonique d’Ouzbékistan et cinq ans plus tard, son chef principal.
Shokhakimov dirige son premier opéra, Carmen, à 14 ans à l’Opéra national d’Ouzbékistan. Il fait irruption sur la scène musicale internationale en 2010 en remportant, à seulement 21 ans, la deuxième place au Concours international de direction d’orchestre Gustav-Mahler à Bamberg. Il intègre l’Opéra du Rhin de Düsseldorf à 26 ans, remporte le prestigieux Prix Herbert-von-Karajan des jeunes conducteurs au Festival de Salzbourg dans la foulée et il décroche le poste de directeur musical et artistique de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg en 2021.
Les deux bêtes de scène s’attaqueront au Premier concerto de Rachmaninov, une œuvre de jeunesse, composée pendant l’été 1891. Le jeune compositeur n’a alors que 19 ans et, galvanisé par l’atmosphère bucolique d’Ivanovka, le domaine familial, il compose les deux derniers mouvements en quelques jours seulement. Juste avant de quitter la Russie en 1917, Rachmaninov retravaillera son Concerto n° 1, notamment le dernier mouvement. Utilisant les connaissances de l’harmonie, de l’orchestration et de la technique du piano, il resserrera sa partition et la rendra plus transparente, tout en gardant sa fraîcheur de jeunesse. Rachmaninov créera lui-même la version actuelle de l’œuvre le 29 janvier 1919 à New York, accompagné l’Orchestre de la société symphonique russe sous la direction de son fondateur, Modest Altschuler.
Le Premier concerto, quoique moins populaire que les Deuxième et Troisième, est pourtant une œuvre vigoureuse et intense. Rachmaninov y rend hommage au Concerto pour piano en la mineur d’Edvard Grieg, mais on y trouve également des échos de la musique de Tchaïkovski. Le premier mouvement, Vivace, est virtuose et éclatant, avec des passages somptueux, contrastées par des mélodies éloquentes. Le deuxième mouvement, court et intime, évolue de la mélancolie ambiante du premier vers un regret plus sombre et personnel. L’orchestre nous offre ici quelques beaux solos, notamment du cor, du basson et du hautbois. Le final est un spectacle étincelant et agité, d’une vélocité remarquable, qui donne l’impression d’une insouciance juvénile, presque frivole.
Rachmaninov met le piano clairement avant l’orchestre et Kantorow défend admirablement sa partition des débordements de Sinfonia Varsovia sous la baguette Aziz Shokhakimov. L’équilibre entre l’orchestre et le piano est ainsi plus ou moins maintenu, mais on sent la volonté de Shokhakimov de lâcher les chevaux avec Varsovia, ce qu’il fait à chaque opportunité qui se présente. « Belphégor envahit la Pologne ! », s’exclame dans le public Jean-Rémi Barland, chroniqueur à La Provence. De fait, les tutti de l’orchestre sont extravagants et poussent le soliste, qui intervient après ces déferlantes ravageuses, à lever la voix au détriment de la nuance, la tension et la finesse. Il va sans dire qu’Alexandre Kantorow interprète sa partition avec élégance et une virtuosité qui tient les spectateurs en haleine, notamment dans les solos contemplatifs, mais son public fidèle et exigeant trouve son jeu moins inspiré et délicat que d’habitude. Ovationné par les spectateurs, Alexandre Kantorow nous régalera de deux superbes bis : la Valse triste de Franz Von Vecsey / György Cziffra et Chanson et danse n°6 de Federico Mompou.
Pendant l’entracte, revigorés par le champagne, les admirateurs de Kantorow accuseront le chef de manque de retenue, tandis que les amateurs du chef jetteront la pierre sur l’orchestre (« Il a fait ce qu’il a pu avec cet orchestre guinguette ! »). Seule une amie du Festival défendra courageusement Sinfonia Varsovia : « L’orchestre a fait son job ! C’est la faute du chef. » Les deux camps se dirigent vers l’Auditorium comme les boxeurs montent sur le ring pour disputer un combat décisif. « La Shéhérazade nous donnera raison, » affirment les uns et les autres.
L’œuvre emblématique de Nikolaï Rimski-Korsakov, Shéhérazade op. 35, est une suite symphonique écrite en été 1888, alors que le compositeur venait de terminer l’opéra Prince Igor, dont l’écriture avait été interrompue par la mort foudroyante de son compositeur à l’âge de 53 ans. Rimski-Korsakov choisira les contes les plus inspirants des Mille et une nuits pour les mettre en musique : « La Mer et le Vaisseau de Simbad », « Le Récit du prince Kalender », « Le Jeune Prince et la Jeune Princesse », « Fête à Bagdad », « La Mer » et « Le vaisseau se brise sur un rocher surmonté d’un guerrier d’airain ».
Rimski-Korsakov assigne les deux personnages principaux aux différents pupitres ; le thème sévère, dominé par les cuivres, est la voix de l’impitoyable sultan Shahriar, alors que le délicat violon solo, accompagnée à la harpe, endosse le rôle de Shéhérazade. Bravant la fâcheuse habitude du sultan d’exécuter chaque matin la femme qu’il aura épousée la veille, Shéhérazade, la fille du grand vizir, épouse le sultan. Inventrice du concept de feuilleton, qui oblige le lecteur ou le spectateur à attendre le prochain épisode pour connaître le dénouement du précèdent, Shéhérazade crée ainsi mille et une histoires dont la suite est reportée au lendemain, jusqu’à ce que le sultan renonce à la faire exécuter. Le premier mouvement est une séquence de paragraphes répétitifs qui s’animent crescendo et culminent en éclats sonores puissants. Le violon solo, qui intervient au creux de la vague, accentue la narration du premier mouvement et introduit le deuxième.
Shokhakimov opte pour une ouverture lente et grandiloquente, qui pourrait être justifiée par une volonté de dépeindre une entrée majestueuse du sultan, si les cuivres trop bruyants ne donnaient pas à ce sultan des allures d’un petit oligarque dandinant vers la caisse chez Chanel avec cinq sacs pendus sur chaque bras. On imagine tout aussi difficilement le violon aigrelet, dépouillé de toute éloquence ou de charme, subjuguer le sultan austère et dangereux. Heureusement que la harpe donne un peu de gravité à cette Shéhérazade du premier violon qui ressemble davantage aux cris des oisillons tombés du nid qu’à la voix de l’enchanteresse dont la vie dépend de son pouvoir de séduction.
Outre ce déplorable casting de personnages principaux, Sinfonia Varsovia sous la direction de Shokhakimov n’a pas non plus relevé à notre satisfaction le deuxième défi majeur du premier mouvement, à savoir les répétitions. Tout comme les récits de Shéhérazade, chaque répétition doit tenir l’auditeur en haleine en faisant apparaître une image différente, une situation nouvelle, ou encore, une ambiance particulière. Malgré quelques admirables solos, notamment des pupitres des flûtes, et en dépit de la direction divertissante et sympathique de Shokhakimov qui danse sur son estrade, l’exécution du premier mouvement est sans relief et sans couleur. Au lieu d’anticiper avec excitation la forme de la prochaine vague qui viendra s’écraser contre la côte rocheuse, l’auditeur est réduit à contempler le va-et-vient soporifique des vaguelettes artificielles, réglées au niveau débutant, dans un wave-park.
Le deuxième mouvement introduit le personnage du prince Kalender, porté par le basson, le hautbois, les cordes et l’orchestre. Au centre du mouvement, le thème guerrier, interprété par les cuivres au son militaire, est l’opportunité rêvée pour Sinfonia Varsovia et Aziz Shokhakimov de satisfaire leur goût pour la démesure métallique et ils s’en saisiront avec gourmandise. A l’issue de cette agitation belliqueuse, deux cadences solo rappellent le prince : celle de la clarinette, remarquablement exécuté, suivie de celle du basson, un peu poussif. Le mouvement se termine dans un déchaînement général, qui semble étonnamment sage pour un orchestre et un chef aussi énergiques.
Le troisième mouvement ouvre avec une mélodie riche et douce, portée par les violons, qui évoque la tendresse entre le prince et la princesse. Le retour de l’oisillon apporte peu à l’ambiance de volupté orientale, la grande absente de l’interprétation de Sinfonia Varsovia, malgré quelques beaux solos, notamment de flûtes. La légère danse centrale, introduite par le tambourin, fait dansoter Shokhakimov, une diversion bienvenue dans cette Shéhérazade à la tension dramatique digne de Nabilla : sans filtre.
Le finale reprend plusieurs thèmes des mouvements précédents, par exemple, le basson solo, la dance du troisième mouvement. Il ouvre avec le motif austère de sultan, exécuté très rapidement, suivi par le violon solo et la mélodie répétitive de la dance, parsemée d’interruptions de flûtes, qui croît à chaque répétition jusqu’à la grande effusion finale. Après une dernière apparition du violon solo, cette pénible Shéhérazade se termine enfin.
« Ils nous ont eus à l’usure », se diront les boxeurs knockoutés, titubant vers la sortie du Parc Florens, sans même trancher sur la responsabilité pour ce massacre. La Shérérezade a eu raison d’eux.
Visuels : © Valentine Chauvin