L’Orchestre de Paris, sous la direction de Andrés Orozco-Estrada, nous a fait découvrir le court poème lyrique de Unsuk Chin, Operascope, avant de se lancer à l’assaut de la monumentale et brutale cantate de Carl Orff, Carmina Burana, avec les multiples chœurs sollicités. Contrastes et sauvageries d’une œuvre controversée ont été magnifiées par les subtilités du chef et le talent des solistes.
C’est sous la direction de Kent Nagano que l’œuvre de la Coréenne Unsuk Chin, a été créée à l’Opéra d’Etat de Bavière, en novembre 2023, dans le cadre des célébrations du 400e anniversaire de ce théâtre qui vit naître tant d’opéras célèbres de Mozart, Strauss, Wagner notamment.
La compositrice y avait elle-même réalisé son premier opéra en 2007, Alice in Wonderland et définit ainsi son style : « Ma recherche est celle d’une musique qui n’a jamais existé, mais qui s’enracine dans une tradition. »
Beau choix pour l’Orchestre de Paris que cet hommage à l’opéra sous forme orchestrale, avec des effectifs instrumentaux importants et une succession très harmonieuse de courts passages qui évoquent indirectement Verdi, Puccini ou Wagner, sans s’y référer explicitement, la technique d’Unsuk Chin, se caractérisant par une insertion de ces thèmes dans des modèles plus orientaux ou plus primitifs. On voit ainsi se succéder de brefs motifs alliant cordes et cuivres, des élans gracieux de harpe, des sonorités aériennes de piccolos ou boisées de cors anglais et de contrebasson, des ensembles denses de cuivre, des réponses rythmées de percussions, des moments presque silencieux succédant à des déferlements de sons, le tout restant impressionnant de beauté.
Andrés Orozco-Estrada conduit un Orchestre de Paris, décidément en forme olympique, vers des sommets de subtilité rythmique et harmonique et l’on se dit que la suite devrait nous offrir quelques belles surprises d’interprétation.
Baguette levée devant des effectifs renforcés par les chœurs mixtes, d’enfants et de jeunes de l’Orchestre de Paris, et quelques ajouts instrumentaux, notamment un xylophone, quelques autres percussions diverses et deux pianos, le chef se prépare à la monumentale cantate scénique de Carl Orff, créée en 1937 à l’Opéra de Francfort avec une scénographie complète.
Fondée sur 24 poèmes médiévaux extraits d’un recueil intitulé Carmina Burana (Chants de Beuern), écrits essentiellement en latin, mais aussi en moyen haut-allemand (deuxième section, « Uf dem anger» qui commence par une danse) et vieux français (quelques pièces de la troisième section), l’œuvre comprend cinq parties. Elle était prévue au départ pour être mise en scène avec ballets et décors. À la Philharmonie de Paris, cette conception d’origine, se traduit modestement mais efficacement par le « jeu » des solistes qui se déplacent au milieu de l’orchestre ou des chœurs et miment leurs rôles.
Le Prologue en latin « O Fortuna imperatrix mundi » (dont le thème est repris dans l’Epilogue), est célèbre bien au-delà des cercles de mélomanes, popularisé très largement par des usages divers dont publicitaires.
L’œuvre fut assez sévèrement critiquée en comparaison avec la complexité et la modernité des compositions contemporaines de Stravinsky, Bartok ou Berg, mais la raison essentielle des controverses tient au fait que Orff était un compositeur à l’honneur sous le régime nazi (même si celui-ci s’offusqua d’abord de textes jugés trop érotiques) et que ses Carmina burana ont été l’une des œuvres maitresses de référence du système ce qui confère à certains de ses passages martiaux, un écho de bruits de bottes.
Pourtant l’œuvre a ses qualités artistiques propres finalement assez conformes à ces innovations orchestrales typiques du premier tiers du XXE siècle et il est difficile de ne pas songer à l’ivresse créée par les Noces de Stravinsky quand on écoute les parties dansantes au motifs répétés à l’envi de ces Carmina Burana. Quant au découpage des thèmes évoqués (la fortune, la taverne, l’ivresse, l’amour) il évoque irrésistiblement la conception du récit de Hector Berlioz dans la Damnation de Faust.
Mélangeant des clins d’œil aux chants grégoriens, mais aussi aux chansons populaires, à une composition tantôt grandiloquente, tantôt légère et ironique, puisant dans le répertoire italien comme allemand, l’œuvre a peu à peu acquis un caractère universel qui lui a permis de se dégager de sa gangue d’origine et de devenir passionnante surtout quand elle est aussi bien dirigée.
Car la Philharmonie de Paris nous a gâté avec ce chef d’une immense subtilité, capable de donner à chacune des parties de l’œuvre, sa propre interprétation et d’en faire ressortir les contrastes, la palette de couleurs, les infinies nuances, et surtout d’adopter un rythme plutôt rapide mais toujours parfaitement en phase avec le sens des scènes jouées et chantées. Cette lecture d’une grande clarté textuelle, bénéficiant de surcroit de surtitres bienvenus, a permis une approche renouvelée de ce morceau finalement bien plus complexe que la trop grande notoriété du Prélude ne le laisse entendre. C’est un peu l’arbre qui cache la forêt, alors que l’ensemble de la cantate recèle des trésors enfouis qui émergent avec bonheur tout au long de la soirée. Encore faut-il renoncer à certaines facilités excitantes mais assez « primitives » voire « tribales » dans l’exécution d’une musique pour aller travailler davantage en particulier dans l’opposition entre les différents instruments (passages de flûtes puis ragtime de pianos singulièrement valorisés) et donner toute leur place aux chanteurs.
Les chœurs mixtes, très sollicités, font merveille sous la direction de Richard Wilberforce, en grande fusion avec l’orchestre et le chœur de jeunes et d’enfants réussit parfaitement ses interventions. Malgré les difficultés évidentes à coordonner un effectif aussi pléthorique, tout est en place pour notre plus grande joie.
Quant aux solistes, ils sont la savoureuse cerise sur un gâteau allégé par le maestro.
Le baryton britannique Mark Stone, timbre clair et ligne musicale impeccable, chante au milieu de l’orchestre puis au-devant de la scène avant de se faire entendre depuis l’arrière-scène aux côtés des chœurs, multipliant ainsi des performances variées adaptées à ses différentes interventions, parmi lesquelles on remarque tout particulièrement un magnifique « Estuans interius ».
Et l’on retrouve avec grand plaisir le ténor canadien Michael Schade qui, à presque 60 ans, nous offre une irrésistible prestation comique sur cette savoureuse histoire de cygne rôti intitulée « Olim lacus colueram » (Jadis j’habitais sur un lac), doublant sa performance vocale aux aigus impeccables d’un numéro de comédien parfait.
Quant à la divine soprano américaine Erin Morley, elle est au panthéon des belles voix de colorature depuis quelques années et nous gratifie d’un aérien «Dulcissime » à se damner devant ses aigus souverains, a capella ou presque, qui s’élèvent dans les hauteurs de la salle comme en apesanteur. L’ensemble de ses interventions est un miracle d’élégance et de beauté.
Une belle double soirée, et encore une réussite pour l’Orchestre de Paris en résidence à la Philharmonie de Paris.