Étrange cocktail que nous a réservé ce 4 novembre 2025 le chef d’orchestre et compositeur Jérémie Rhorer qui dirigeait le Cercle de l’Harmonie et le chœur Orfeon Donostiarra. Étrange que de nous proposer dans la même soirée un Chant Nuptial et… un Requiem !
Par Guy Zeitoun
Le Chant nuptial est la Rhapsodie pour alto, chœur d’hommes et orchestre op. 53, écrite par Johannes Brahms sur des vers de Goethe, pour le mariage de Julie Schumann, fille de Clara et Robert. Le Requiem n’est autre que le plus célèbre d’entre tous, celui de Mozart. Étrange donc, mais en apparence seulement. Car l’histoire de ces deux chefs-d’œuvre mérite d’être connue pour saisir pleinement où Jérémie Rhorer veut nous transporter.
En ce 22 septembre 1869, Julie Schumann épouse à 24 ans le Comte Vittorio Radicati di Marmozito, 38 ans, descendant d’une vieille famille de la noblesse piémontaise.
Parmi les invités, Johannes Brahms, ami de la famille, est anormalement ému. Au pasteur qui lui demande son nom, Brahms marmonne. Manifestement loin du monde artistique, le pasteur note sur le registre : « Monsieur Scharms, compositeur ». Pourquoi un tel trouble ? Brahms, à 35 ans, est au sommet de sa gloire. Devenu mondialement célèbre avec son Requiem allemand composé en hommage à sa mère décédée l’année précédente, il offre à la mariée une de ses plus belles œuvres. Clara, à son écoute, est bouleversée : « Il y a bien longtemps que je n’ai été aussi émue… », mais ajoute : « … par la profondeur d’une souffrance exprimée par les mots et la musique. Si pour une fois Johannes pouvait parler avec cette même authenticité ! » Brahms parle, mais à un ami : « J’ai composé un chant nuptial pour la comtesse Schumann, mais j’ai fait cela avec une colère cachée, avec rage ! ».
Flashback : Nous sommes en septembre 1853. Alors que les Schumann s’installent à Düsseldorf, Johannes, âgé de 20 ans sonne à leur porte. Robert, subjugué par le talent de Johannes le prend sous son aile. Dès lors, Brahms sera à jamais lié aux Schumann. À Robert, mais surtout à Clara. Car Robert, dépressif, est interné en urgence six mois plus tard, internement définitif jusqu’à son décès en juillet 1856. C’est alors que commence la légende. Clara et Johannes ont-ils été amants ? Peu importe, pourrait-on penser. Sauf que, chez Brahms, sa vie et sa musique s’entrelacent pour devenir indissociables, et sa vie est indissociable des Schumann. Peu avant la mort de Robert, Brahms dédie à Clara ses Variations (opus 9) sur un thème de Clara. Mais cinq ans plus tard, Brahms écrit d’autres Variations (opus 23) sur un thème de Robert, dédiées cette fois-ci à Julie, alors âgée de seize ans et dont la beauté trouble Brahms. Situation très freudienne !
Brahms est amoureux, mais en silence. Quand Clara lui annonce les fiançailles de Julie, un sentiment de vide et de mort va l’envahir, sentiment si bien décrit par Goethe. Goethe ! qui vient boucler l’histoire de cette Rhapsodie. Dans « Les souffrances du jeune Werther », Goethe raconte l’histoire d’une passion impossible, qui s’achève sur le suicide de Werther. Ce roman aurait entraîné, après sa parution, un taux élevé de suicide chez des jeunes atteints du « mal romantique ». Raison pour laquelle Goethe, recevant un jour une lettre désespérée du jeune poète Plessing, décide de traverser en plein hiver les montagnes du Harz pour retrouver Plessing et le guérir de ce mal dont il se sent responsable. Au retour, Goethe écrit le poème « Harzreise im Winter » dans lequel il déplore l’égocentriste menant à la souffrance et propose comme remède de s’ouvrir à la beauté du monde. Les vers de Goethe expriment si bien sa douleur et ses failles que Brahms va utiliser trois strophes (V, VI, VII) du poème pour asseoir sa Rhapsodie et ainsi prendre le chemin de la convalescence.
De l’introduction orchestrale, adagio en Ut mineur, qui donne une tonalité lugubre dépeignant l’hiver et la solitude de Brahms (voix de contralto), au deuxième mouvement décrivant sa lamentation résignée, la Rhapsodie évolue progressivement vers la lumière et l’espérance avec le chœur des hommes. Ce chant nuptial devient alors un Chant triomphal pour Brahms. À la question : « Ah, qui peut guérir les plaies de celui pour qui le baume s’est fait poison », Brahms répond : « La musique ». Pour Julie, le chant nuptial fut malheureusement de courte durée puisqu’elle décède à Paris trois ans plus tard.
Lorsque Mozart meurt à 35 ans le 5 décembre 1791, son Requiem, devenu un monument de la musique est loin d’être achevé. Le mystère entourant la genèse du Requiem et les circonstances de la mort de Mozart vont rapidement entourer cette œuvre d’une légende unique dans l’histoire de la musique classique. De l’existence d’un mystérieux messager se faufilant dans la nuit pour passer commande à Mozart du plus célèbre Requiem, aux rumeurs d’empoisonnement pour son appartenance à la franc-maçonnerie, en passant par la jalousie d’un rival malheureux, jamais une œuvre n’aura autant stimulé l’imaginaire collectif. Pouchkine s’en mêle en reprenant cette légende avec sa pièce : « Mozart et Salieri, une scène de Faust ». La légende qu’elle diffuse va devenir l’une des plus monumentales fakenews grâce au film « Amadeus » de Milos Forman.
La réalité est plus mercantile. Le Requiem est une commande passée devant notaire entre le comte Walsegg et Mozart sous condition d’une livraison dans le plus grand secret. Se targuant auprès de ses amis d’être compositeur, Walsegg compte s’attribuer l’œuvre pour la faire jouer en mémoire de sa jeune femme décédée. Mais en cette année 1791 Mozart est surchargé de travail. Il délaisse cette commande, car il doit livrer la flûte enchantée, commandée par sa loge maçonnique et La Clémence de Titus commandée en l’honneur du couronnement du roi Léopold II de Bohême. Mozart compose, mais la musique viennoise n’est plus en vogue. La Flûte enchantée ne trouve écoute qu’auprès de sa loge maçonnique et La Clémence de Titus est mal reçue par une cour totalement éprise de musique italienne. À la surcharge de travail et la solitude s’ajoute la maladie.
Si plusieurs hypothèses ont été avancées sur la maladie qui l’a emporté, les saignées pratiquées par son médecin ont sans nul doute précipité sa mort. Sans cette thérapie de choc, le Requiem aurait eu une autre physionomie. Car à la mort de Mozart, la partition originale n’était entièrement achevée que jusqu’à la fin de l’Offertoire. Le fameux Lacrimosa, qui suscite tant d’admiration, est en réalité extrêmement lacunaire, et s’interrompt au bout de huit mesures seulement. C’est là que commence l’histoire de ce Requiem. Constance, l’épouse de Mozart en manque d’argent, demande à des proches collaborateurs de Mozart de terminer l’œuvre. Parmi ceux-là, Süssmayer qui, à l’aide des notes laissées par son maître et de fragments de pièces de jeunesse de Mozart, va achever l’écriture du Requiem.
Ces dernières décennies, des musicologues sont revenus aux sources constatant que Süssmayer, qui n’avait pas le génie de son maître, avait par facilité pris certaines libertés avec le projet de Mozart. Depuis, des versions alternatives ont été proposées, allant jusqu’à supprimer le Sanctus et le Benedictus, ou corriger des passages entiers. Et si l’une des plus célèbres partitions de l’histoire de la musique était réécrite à l’aide de l’Intelligence Artificielle ? En 2021, un chercheur suisse a exploité à l’aide d’algorithmes les idées laissées par Beethoven pour finaliser sa 10e symphonie inachevée. Hérésie pensez-vous ? Mais le subterfuge de Constance ne contenait-il pas déjà les germes de ce qui a donné naissance au concept d’IA ?
Mais même écrit à quatre mains, Mozart est bien là : l’œuvre transpire la mort, sa mort. Le retrait voulu par Mozart de tous les instruments à vent aigus, pour ne garder que le cor de basset au timbre plus feutré, transmet l’angoisse au plus profond de l’auditoire. Mozart s’émancipe des critères rigoureux édictés par le Vatican pour l’écriture d’un Requiem, oublie la solennité et la brillance pour chercher la peur la plus intime devant la mort. Dans le Dies Irae, moment du Jugement dernier, le chœur exprime la terreur et les vaines tentatives de négocier avec la Mort. Le Requiem n’est-il pas une sublime incarnation musicale avant l’heure de Faust, œuvre maitresse de Goethe ?
Communiquer avec l’âme du compositeur, c’est la mission que Jérémie Rhorer s’est donnée en fondant en 2005 Le Cercle de l’Harmonie. Cela passe par l’utilisation d’instruments d’époque, mais surtout par une capacité à s’approprier les pensées les plus intimes du compositeur au moment de l’écriture. L’association des deux œuvres prend alors tout son sens. Deux compositeurs, chacun de 35 ans, mais l’un encensé et l’autre délaissé par ses contemporains. Deux musiques d’église, mais l’une nuptiale et l’autre funèbre. Deux jeunes femmes, mais l’une rayonnante et l’autre morte. Deux génies confrontés à la mort, mais l’une romantique et l’autre authentique. Une programmation dont la finesse d’esprit est remarquable et où les thèmes de la passion, l’amour et la mort développés par Goethe sont présents à chaque instant. Et pour la servir, un orchestre qui fait corps avec son chef, un chœur d’hommes qui vous prend aux tripes et quatre voix (Axelle Fanyo, Agnieszka Rehlis, Werner Güra et Guilhem Worms) qui bouleversent la salle.
Malgré les applaudissements fournis, il n’y eut aucun rappel. Mais que pouvait rajouter Rhorer après ce voyage aux confins de l’âme humaine ?
Freud se décrivait « amusical », car doté d’un esprit trop analytique. Rien n’insupportait plus Freud que les musiques sans paroles. Une telle phobie méritait bien une explication psychanalytique. Pour Théodor Reik, compagnon et disciple de Freud, il s’agissait d’un attrait refoulé, car la musique est un accès direct à l’inconscient. Insupportable pour le père de la psychanalyse pour qui le langage constitue le cœur même du travail psychanalytique ! C’est pourtant bien au plus profond d’eux-mêmes et de nous-mêmes que nous conduisent Brahms et Mozart.
La dernière parution de Jérémie Rhorer : Beethoven: Missa solemnis in D Major, Op. 123 par Jérémie Rhorer • Le Cercle De L’Harmonie • Audi Jugendchorakademie chez Alpha Classics (2025).
Photos : Guy Zeitoun